Maston, de plus en plus absorbé, ne voyait rien, n’entendait rien.
Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipités le silence du cabinet.
« Bon ! s’écria J.-T. Maston. Quand ce n’est pas par la porte que viennent les importuns, c’est par le fil téléphonique !… Une belle invention pour les gens qui veulent rester en repos !… Je vais prendre la précaution d’interrompre le courant pendant toute la durée de mon travail ! »
Et, s’avançant vers la plaque :
« Que me veut-on ? demanda-t-il.
– Entrer en communication pour quelques instants ! répondit une voix féminine.
– Et qui me parle ?…
– Ne m’avez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston ? C’est moi… mistress Scorbitt !
– Mistress Scorbitt !… Elle ne me laissera donc pas une minute de tranquillité ! »
Mais ces derniers mots peu agréables pour l’aimable veuve furent prudemment murmurés à distance, de manière à ne pas impressionner la plaque de l’appareil.
Puis J.-T. Maston, comprenant qu’il ne pouvait se dispenser de répondre, au moins par une phrase polie, reprit :
« Ah ! c’est vous, mistress Scorbitt ?
– Moi, cher monsieur Maston !
– Et que me veut mistress Scorbitt ?…
– Vous prévenir qu’un violent orage ne tardera pas à éclater au-dessus de la ville !
– Eh bien, je ne puis l’empêcher…
– Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de fermer vos fenêtres… »
Mrs Evangélina Scorbitt avait à peine achevé cette phrase, qu’un formidable coup de tonnerre emplissait l’espace. On eût dit qu’une immense pièce de soie se déchirait sur une longueur infinie. La foudre était tombée dans le voisinage de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit par le fil du téléphone, venait d’envahir le cabinet du calculateur avec une brutalité toute électrique.
J.-T. Maston, penché sur la plaque de l’appareil, reçut la plus belle gifle voltaïque qui ait jamais été appliquée sur la joue d’un savant. Puis, l’étincelle filant par son crochet de fer, il fut renversé comme un simple capucin de carte. En même temps, le tableau noir, heurté par lui, vola dans un coin de la chambre. Après quoi, la foudre, sortant par l’invisible trou d’une vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre dans le sol.
Abasourdi on le serait à moins J.-T. Maston se releva, se frotta les différentes parties du corps, s’assura qu’il n’était point blessé. Cela fait, n’ayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait à un ancien pointeur de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabinet, redressa son chevalet, replaça son tableau, ramassa les bouts de craie éparpillés sur le tapis, et vint reprendre son travail si brusquement interrompu.
Mais il s’aperçut alors que, par suite de la chute du tableau, l’inscription qu’il avait tracée à droite, et qui représentait en mètres la circonférence terrestre à l’Équateur, était partiellement effacée. Il commençait donc à la rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un titillement fébrile.
« Encore ! » s’écria J.-T. Maston.
Et il alla se placer devant l’appareil.
« Qui est là ?… demanda-t-il.
– Mistress Scorbitt.
– Et que me veut mistress Scorbitt ?
– Est-ce que cet horrible tonnerre n’est pas tombé sur Balistic-Cottage ?
– J’ai tout lieu de le croire !
– Ah ! grand Dieu !… La foudre…
– Rassurez-vous, mistress Scorbitt !
– Vous n’avez pas eu de mal, cher monsieur Maston ?
– Pas eu…
– Vous êtes bien certain de ne pas avoir été touché ?…
– Je ne suis touché que de votre amitié pour moi, crut devoir répondre galamment J.-T. Maston.
– Bonsoir, cher Maston !
– Bonsoir, chère mistress Scorbitt. »
Et il ajouta en retournant à sa place :
« Au diable soit-elle, cette excellente femme ! Si elle ne m’avait pas si maladroitement appelé au téléphone, je n’aurais pas couru le risque d’être foudroyé ! »
Cette fois, c’était bien fini. J.-T. Maston ne devait plus être dérangé au cours de sa besogne. D’ailleurs, afin de mieux assurer le calme nécessaire à ses travaux, il rendit son appareil complètement aphone, en interrompant la communication électrique.
Reprenant pour base le nombre qu’il venait d’écrire, il en déduisit les diverses formules, puis, finalement, une formule définitive, qu’il posa à gauche sur le tableau, après avoir effacé tous les chiffres dont il l’avait tirée.
Et alors, il se lança dans une interminable série de signes algébriques…
* * * * * *
Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique était résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collègues la solution du problème qu’ils attendaient avec une impatience bien naturelle.
Le moyen pratique d’arriver au Pôle nord pour en exploiter les houillères était mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-elle fondée sous le titre de North Polar Practical Association, à laquelle le gouvernement de Washington accordait la concession du domaine arctique pour le cas où l’adjudication l’en rendrait propriétaire. On sait comment, l’adjudication ayant été faite au profit des États-Unis d’Amérique, la nouvelle Société fit appel au concours des capitalistes des deux Mondes.
VII – Dans lequel le président Barbicane n’en dit pas plus qu’il ne lui convient d’en dire.
Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furent convoqués en assemblée générale. Il va sans dire que les salons du Gun-Club avaient été choisis pour lieu de réunion dans l’hôtel d’Union-square. Et, en vérité, c’est à peine si le square lui-même eût suffi à enfermer la foule empressée des actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein air, à cette date, sur l’une des places de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle s’abaisse de dix degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.
Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club on ne l’a peut- être pas oublié était orné d’engins de toutes sortes empruntés à la noble profession de ses membres. On eût dit un véritable musée d’artillerie. Les meubles eux-mêmes, sièges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, par leur forme bizarre, ces engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde meilleur tant de braves gens dont le secret désir eût été de mourir de vieillesse.
Eh bien ! ce jour-là, il avait fallu remiser cet encombrement. Ce n’était pas une assemblée guerrière, c’était une assemblée industrielle et pacifique qu’Impey Barbicane allait présider. Large place avait donc été faite aux nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des États-Unis. Dans le hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaient, s’écrasaient, s’étouffaient, sans compter l’interminable queue, dont les remous se prolongeaient jusqu’au milieu d’Union-square.
Bien entendu, les membres du Gun-Club, premiers souscripteurs des actions de la nouvelle Société, occupaient des places rapprochées du bureau. On distinguait parmi eux, plus triomphants que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois et leur collègue le fringant Bilsby. Très galamment, un confortable fauteuil avait été réservé à Mrs Evangélina Scorbitt, qui aurait véritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire de l’immeuble arctique, de siéger à côté du président Barbicane.
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