Nombre de femmes, d’ailleurs, appartenant à toutes les classes de la cité, fleurissaient de leurs chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes extravagantes, aux rubans multicolores, la bruyante foule qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.
En somme, pour l’immense majorité, les actionnaires présents à cette assemblée pouvaient être considérés, non seulement comme des partisans, mais comme des amis personnels des membres du Conseil d’administration.
Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois, danois, anglais, hollandais et russes, occupaient des places spéciales, et, s’ils assistaient à cette réunion, c’est que chacun d’eux avait souscrit le nombre d’actions qui donnait droit à une voix délibérative. Après avoir été si parfaitement unis pour acquérir, ils ne l’étaient pas moins, actuellement, pour dauber les acquéreurs. On imagine aisément quelle intense curiosité. les poussait à connaître la communication que le président Barbicane allait faire. Cette communication on n’en doutait pas jetterait la lumière sur les procédés imaginés pour atteindre le Pôle boréal. N’y avait-il pas là une difficulté plus grande encore que d’en exploiter les houillères ? S’il se présentait quelques objections à produire, Éric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, ne se gêneraient pas pour demander la parole. De son côté, le major Donellan, soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival Impey Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.
Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du Gun-Club resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustres Edison. Depuis l’ouverture des portes assiégées par le public, un tumulte d’incessants murmures se dégageait de l’assistance. Mais tout se tut, lorsque l’huissier annonça l’entrée du Conseil d’administration.
La, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirâtre, en pleine lumière, prirent place le président Barbicane, le secrétaire J.-T. Maston, leur collègue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah, ponctué de grognements et de hips, éclata dans le hall et se déchaîna jusqu’aux rues adjacentes.
Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl s’étaient assis dans la plénitude de leur célébrité.
Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa main gauche dans sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole en ses termes :
« Souscripteurs et Souscriptrices,
« Le Conseil d’administration de la North Polar Practical Association vous a réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire une importante communication.
« Vous l’avez appris par les discussions des journaux, le but de notre nouvelle Société est l’exploitation des houillères du Pôle arctique, dont la concession nous a été faite par le gouvernement fédéral. Ce domaine, acquis après vente publique, constitue l’apport de ses propriétaires dans l’affaire dont il s’agit. Les fonds, mis à leur disposition par la souscription close le 11 décembre dernier, vont leur permettre d’organiser cette entreprise, dont le rendement produira un taux d’intérêt inconnu jusqu’à ce jour en n’importe quelles opérations commerciales ou industrielles. »
Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instant l’orateur.
« Vous n’ignorez pas, reprit-il, comment nous avons été amenés à admettre l’existence de riches gisements de houille, peut-être aussi d’ivoire fossile, dans les régions circumpolaires. Les documents publiés par la presse du monde entier{18} ne peuvent laisser aucun doute sur l’existence de ces charbonnages.
« Or, la houille est devenue la source de toute l’industrie moderne. Sans parler du charbon ou du coke, utilisés pour le chauffage, de son emploi pour la production de la vapeur ou de l’électricité, faut-il vous citer ses dérivés, les couleurs de garance, d’orseille, d’indigo, de fuchsine, de carmin, les parfums de vanille, d’amande amère, de reine des prés, de girofle, de winter-green, d’anis, de camphre, de thymol et d’héliotropine, les picrates, l’acide salicylique, le naphtol, le phénol, l’antipyrine, la benzine, la naphtaline, l’acide pyrogallique, l’hydroquinone, le tannin, la saccharine, le goudron, l’asphalte, le brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate jaune de potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc. »
Et, après cette énumération, l’orateur respira comme un coureur époumoné qui s’arrêta pour reprendre haleine. Puis, continuant, grâce à une longue inspiration d’air :
« Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre toutes, s’épuisera en un temps assez limité par suite d’une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères en exploitation jusqu’à ce jour seront vidées…
– Trois cents ! s’écria un des assistants.
– Deux cents ! répondit un autre.
– Disons dans un délai plus ou moins rapproché, reprit le président Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux lieux de production, comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuvième siècle. »
Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles, puis, une reprise on ces termes :
« C’est pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez- vous, suivez-moi et partons pour le Pôle ! »
Et, de fait, tout le public s’ébranla, prêt à boucler ses malles, comme si le président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.
Une observation, jetée d’une voix aigre et claire par le major Donellan, arrêta net ce premier mouvement aussi enthousiaste qu’inconsidéré.
« Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on peut se rendre au Pôle ? Avez-vous la prétention d’y aller par mer ?
– Ni par mer, ni par terre, ni par air, » répliqua doucement le président Barbicane.
Et l’assemblée se rassit, en proie à un sentiment de curiosité bien compréhensible.
« Vous n’êtes pas sans connaître, reprit l’orateur, quelles tentatives ont été faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions surhumaines. »
Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur nationalité.
« En 1845, reprit le président Barbicane, l’anglais sir John Franklin, dans un troisième voyage avec l’Erebus et le Terror, dont l’objectif est de s’élever jusqu’au Pôle, s’enfonce à travers les parages septentrionaux, et on n’entend plus parler de lui.
« En 1854, l’Américain Kane et son lieutenant Morton s’élancent à la recherche de sir John Franklin, et, s’ils revinrent de leur expédition, leur navire Advance ne revint pas.
« En 1859, l’anglais Mac Clintock découvre un document duquel il appert qu’il ne reste pas un survivant de la campagne de l’Erebus et du Terror.
« En 1860, l’Américain Hayes quitte Boston sur le schooner United-States, dépasse le quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862, sans avoir pu s’élever plus haut, malgré les héroïques efforts de ses compagnons.
« En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de Bremerhaven, sur la Hansa et la Germania. La Hansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du soixante et onzième degré de latitude, et l’équipage ne doit son salut qu’à ses chaloupes qui lui permettent de regagner le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au port de Bremerhaven, mais elle n’avait pu dépasser le soixante-dix-septième parallèle.
« En 1871, le capitaine Hall s’embarque à New-York sur le steamer Polaris. Quatre mois après, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraîné par les icebergs, sans s’être élevé au quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du lieutenant Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu’en s’abandonnant sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on n’a retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.
« En 1875, l’Anglais Nares quitte Portsmouth avec l’Alerte et la Découverte. C’est dans cette campagne mémorable, où les équipages établirent leur quartier d’hiver entre le quatre vingt-deuxième et le quatre-vingt-troisième parallèle, que le capitaine Markham, après s’être avancé dans la direction du nord, s’arrête à quatre cents milles{19} seulement du pôle arctique, dont personne ne s’était autant rapproché avant lui.
« En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett… »
Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamèrent le nom du « grand citoyen », le directeur du New-York Herald.
« … arme la Jeannette qu’il confie au commandant De Long, appartenant à une famille d’origine française. La Jeannette part de San Francisco avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces à la hauteur de l’île Herald, sombre à la hauteur de l’île Bennett, à peu près sur le soixante dix-septième parallèle. Ses hommes n’ont plus qu’une ressource : c’est de se diriger vers le sud avec les canots qu’ils ont sauvés ou à la surface des ice-fields.
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