Alors j’appelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe.
La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et, nous mettant en bel ordre, nous défilions par le village.
Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant, nous donnions une représentation ; si, au contraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notre marche. Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, et alors, le matin, j’avais la liberté d’aller me promener où je voulais. Je prenais Capi avec moi –, Capi, simple chien, bien entendu, sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues.
Vitalis, qui d’ordinaire me tenait étroitement près de lui, pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou.
« Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à l’école ou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être ne pourrai-je pas toujours te répondre, car je n’ai pas la prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours été directeur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai appris autre chose que ce qui m’est en ce moment utile pour « présenter Capi ou M. Joli-Coeur devant l’honorable société ».
– Quoi donc ?
– Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sache seulement qu’un montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde. En même temps, comprends aussi que, si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de l’escalier de la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépend des circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère, avec émotion, avec reconnaissance, au pauvre musicien qui t’a fait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice ; j’ai dans l’idée que notre rencontre te sera heureuse. »
Après avoir quitté les montagnes de l’Auvergne, nous étions arrivés dans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées, où l’on ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres taillis. Aucun pays n’est plus triste, plus pauvre.
Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la grange d’une auberge.
« C’est ici, me dit Vitalis en causant le soir avant de nous coucher, c’est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge, qu’est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui, ayant commencé la vie par être garçon d’écurie, est devenu prince et roi : il s’appelait Murat ; on en a fait un héros et l’on a donné son nom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent je me suis entretenu avec lui. »
Malgré moi une interruption m’échappa.
« Quand il était garçon d’écurie ?
– Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C’est la première fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naples que je l’ai connu, au milieu de sa cour.
– Vous avez connu un roi ! »
Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps.
« Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte l’histoire du roi Murat ?
– Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie. »
Alors il me raconta tout au long cette histoire, et, pendant plusieurs heures, nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant, moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière. Eh quoi, tout cela était possible ; non seulement possible, mais encore vrai !
Mon maître avait vu tant de choses !
Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ? Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ?
Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.
Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues
En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses ; les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi.
Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; – c’est le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne.
Une ville en ruine avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là –, c’est Saint-Émilion.
Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitement abaissé devant nous.
Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et, au-delà de cette rivière, les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais, se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles, leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent.
« C’est Bordeaux », me dit Vitalis.
Pour un enfant élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’était féerique.
« C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant, sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois, au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs. »
Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles !
Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser.
De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes.
Nous avons quitté Bordeaux et, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nous avons abandonné la rivière à Langon et nous avons pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères.
« Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes. »
C’était non seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le coeur, car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une insurmontable tristesse.
L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré son habitude des longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route.
Mais, au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine.
J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué, et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir.
« As-tu peur ? » demanda Vitalis.
Ce mot me décida à ne pas insister, et je partis seul pour mon exploration ; je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.
Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.
Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges. Il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.
Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière.
Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tout cas, je me sentais comme sous le coup d’un danger.
À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps j’entendis comme un bruissement de branches qu’on frôlait.
Quelqu’un ? Mais non, ce ne pouvait pas être un homme, ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères sur la pâleur du ciel.
Ce qu’il y avait de certain, c’est que cette bête, montée sur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côté par des bonds précipités.
Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elle accourait.
Cette pensée me fit retrouver mes jambes, et, tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.
Mais, si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite que moi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos.
Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix.
Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement :
« La bête, la bête !
– La bête, c’est toujours toi, disait-il en riant ; regarde donc un peu, si tu l’oses. »
Son rire, plus encore que ses paroles, m’avait rappelé à la raison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.
L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenait immobile sur la route.
Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.
Était-ce une bête ? Était-ce un homme ?
De l’homme, elle avait le corps, la tête et les bras. De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres de cinq ou six pieds de haut sur lesquelles elle restait posée.
Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la parole à mon apparition.
« Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village ? » demanda-t-il.
C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ?
Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau.
C’était donc un animal ?
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire !
Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ?
« Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? me demanda Vitalis en marchant.
– Oui, mais je ne sais pas ce que c’est : il y a donc des géants dans ce pays-ci ?
– Oui, quand ils sont montés sur des échasses. »
Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.
« Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux. »
Devant la justice
De Pau il m’est resté un souvenir agréable ; dans cette ville, le vent ne souffle presque jamais. Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre.
Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre très légitimement toute-puissante auprès de mon maître, – je veux dire l’abondance de nos recettes.
En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose ! »
C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce.
Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Coeur et à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir.
Nous reprîmes notre vie errante, à l’aventure, par les grands chemins.
Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.
Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile.
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