Les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée.
Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps.
Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut de chercher des endroits propices à nos représentations.
Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le jardin des plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux.
Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cette allée vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place.
Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n’était pas à armes égales ; mais, par suite d’une disposition d’esprit qui n’était pas ordinaire à mon maître, presque toujours très patient, il n’en jugea pas ainsi.
Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvre et vieux – au moins présentement –, il avait de la fierté ; de plus, il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou règlements de police.
Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée.
L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir.
« Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.
– Museler mes chiens !
– Oui, muselez vos chiens, et plus vite que ça.
– Museler Capi, Zerbino, Dolce ! s’écria Vitalis s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier, pourra-t-il administrer ses médicaments à son malade, si celui-ci porte au bout de son nez une muselière ? C’est par la bouche, signor, permettez-moi de vous le faire remarquer, que la médecine doit être prise pour opérer son effet. Le docteur Capi ne se serait jamais permis de lui indiquer une autre direction devant ce public distingué. »
Sur ce mot, il y eut une explosion de fous rires.
« Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela.
– À demain, signor, dit Vitalis, à demain. »
Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens, mais il n’en fit rien, et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police.
Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même.
« Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation, lui dis-je, il me semble qu’il serait bon de la lui mettre un peu à l’avance. En le surveillant, on pourrait peut-être l’y habituer.
– Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ?
– Dame ! il me semble que l’agent est disposé à vous tourmenter.
– Sois tranquille, je m’arrangerai demain pour que l’agent ne puisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux. D’un autre côté, il est bon aussi que le public s’amuse un peu. Cet agent nous procurera plus d’une bonne recette ; il jouera, sans s’en douter, un rôle comique dans la pièce que je lui prépare ; cela donnera de la variété à notre répertoire et n’ira pas plus loin qu’il ne faut. Pour cela, tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Coeur ; tu tendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, et, quand tu auras autour de toi un public suffisant et que l’agent sera arrivé, je ferai mon entrée avec les chiens. C’est alors que la comédie commencera. »
Je n’avais pas bonne idée de tout cela.
Le lendemain je m’en allai à notre place ordinaire, et je tendis mes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures, qu’on accourut de tous côtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que je venais de tracer.
En me voyant seul avec Joli-Coeur, plus d’un spectateur inquiet m’interrompait pour me demander si « l’Italien » ne viendrait pas.
« Il va arriver bientôt. »
Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de police. Joli-Coeur l’aperçut le premier, et aussitôt, se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promener autour de moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestance ridicule.
Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises.
La figure de l’agent n’était pas faite pour me donner bonne espérance ; il était vraiment furieux, exaspéré par la colère.
Joli-Coeur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Il se promenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans, tandis que l’agent se promenait en dehors, et en passant devant moi il me regardait à son tour par-dessus son épaule avec une mine si drôle, que les rires du public redoublaient.
Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent, que la colère aveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le singe, et vivement il enjamba la corde.
En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversé par un soufflet.
Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis, survenu, je ne sais comment, était placé entre moi et l’agent qu’il tenait par le poignet.
« Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté. »
L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra la sienne.
Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent en face, les yeux dans les yeux.
L’agent était fou de colère.
Mon maître était magnifique de noblesse ; il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l’indignation et le commandement.
Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allait rentrer sous terre, mais il n’en fut rien : d’un mouvement vigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité.
Vitalis, indigné, se redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement le poignet de l’agent pour se dégager.
« Que voulez-vous donc de nous ? demanda Vitalis.
– Je veux vous arrêter ; suivez-moi au poste.
– Pour arriver à vos fins, il n’était pas nécessaire de frapper cet enfant, répondit Vitalis.
– Pas de paroles, suivez-moi ! »
Vitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il ne répliqua pas, mais, se tournant vers moi :
« Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te ferai parvenir des nouvelles. »
Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna.
Je rentrai à l’auberge fort affligé et très inquiet.
Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de l’effroi. À vrai dire, ce temps n’avait duré que quelques heures. Assez rapidement, je m’étais attaché à lui d’une affection sincère, et cette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie, toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père n’a pas plus de soins pour son enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grand froid, il avait partagé avec moi ses couvertures ; par les fortes chaleurs, il m’avait toujours aidé à porter la part de bagages et d’objets dont j’étais chargé. À table, ou plus justement, dans nos repas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; au contraire, il nous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreilles et m’allongeait une taloche ; mais il n’y avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse qu’il m’avait donnés depuis que nous étions ensemble. Il m’aimait et je l’aimais.
Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osant pas sortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Coeur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins.
Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta une lettre de Vitalis.
Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sous la prévention de résistance à un agent de l’autorité, et de voies de fait sur la personne de celui-ci.
« En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’ai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Viens à l’audience ; tu y trouveras une leçon. »
Ayant pris des renseignements, on me dit que l’audience de la police correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures, le samedi, j’allai m’adosser contre la porte et, le premier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu, la salle s’emplit, je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l’agent de police.
Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux et la justice, mais d’instinct j’en avais une peur horrible ; il me semblait que, bien qu’il s’agit de mon maître et non de moi, j’étais en danger. J’allai me blottir derrière un gros poêle et, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussi petit que possible.
Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce qu’il répondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pour entendre, ou tout au moins pour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas à écouter, je regardais. Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait.
« Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à l’agent qui vous arrêtait ?
– Non des coups, monsieur le président, mais un coup, et pour me dégager de son étreinte ; lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis l’agent donner un soufflet à l’enfant qui m’accompagnait.
– Cet enfant n’est pas à vous ?
– Non, monsieur le président, mais je l’aime comme s’il était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par la colère, je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchai de frapper de nouveau.
– Nous allons entendre l’agent. »
Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu.
Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention, regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’il me cherchait. Alors, je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premier rang.
Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentis qu’il était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s’emplirent de larmes.
« C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président.
– Pour moi, je n’aurais rien à ajouter, mais, pour l’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui, je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible. »
Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté.
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