Puis Joli-Coeur dansa un pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaient assurément compris qu’un dîner serait le paiement de leurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que je ne m’épargnais moi-même.

Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je vis Zerbino sortir d’un buisson, et, quand ses camarades passèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieu d’eux et prit son rôle.

Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais de temps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bien qu’il parût prendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeait pas ; il restait couché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que les deux mains pour nous applaudir.

Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur une planche.

Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais, et je voyais maintenant l’enfant comme si j’avais été sur le bateau même et près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse, avec quelque chose de maladif.

« Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame.

– On paie selon le plaisir qu’on a éprouvé.

– Alors, maman, il faut payer très cher », dit l’enfant.

Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas.

« Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près », me dit la dame.

Je fis un signe à Capi qui, prenant son élan, sauta dans le bateau.

« Et les autres ? » cria Arthur.

Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.

« Et le singe ! »

Joli-Coeur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame.

« Est-il méchant ? demanda-t-elle.

– Non, madame, mais il n’est pas toujours obéissant, et j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement.

– Eh bien, embarquez avec lui. »

Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrière auprès du gouvernail ; et aussitôt cet homme, passant à l’avant, jeta une planche sur la berge.

C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Coeur dans ma main.

« Le singe ! le singe ! » s’écria Arthur.

Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressait Joli-Coeur, je pus l’examiner à loisir.

Chose surprenante ! il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord.

« Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame.

– Oui, mais je suis seul en ce moment.

– Pour longtemps ?

– Pour deux mois.

– Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment, seul ainsi pour si longtemps, à votre âge !

– Il le faut bien, madame !

– Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d’argent au bout de ces deux mois ?

– Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit.

– Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ? »

J’hésitai avant de répondre ; je n’avais jamais vu une dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire ?

Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, et comment, depuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avais pas pu gagner un sou.

Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens ; mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais.

« Comme vous devez tous avoir faim ! » s’écria-t-il.

À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer, et Joli-Coeur se frotta le ventre avec frénésie.

« Oh ! maman », dit Arthur.

La dame comprit cet appel ; elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entrebâillée, et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie.

« Asseyez-vous, mon enfant », me dit la dame.

Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi, et Joli-Coeur prit place sur mon genou.

« Vos chiens mangent-ils du pain ? » me demanda Arthur.

S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu’ils dévorèrent.

« Et le singe ? » dit Arthur.

Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Coeur, car, tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous la table.

À mon tour, je pris une tranche de pain, et, si je ne m’étouffai pas comme Joli-Coeur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui.

« Pauvre enfant ! » disait la dame en emplissant mon verre.

Quant à Arthur, il ne disait rien ; mais il nous regardait, les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant avait dû se rassasier jusqu’à un certain point avec la viande qu’il avait volée.

« Et où auriez-vous dîné ce soir, si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur.

– Je crois bien que nous n’aurions pas dîné.

– Et demain, où dînerez-vous ?

– Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourd’hui. »

Sans continuer de s’entretenir avec moi, Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avais déjà entendue ; il paraissait demander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections.

Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corps ne bougeait pas.

« Voulez-vous rester avec nous ? » dit-il.

Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l’improviste.

« Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.

– Sur ce bateau !

– Oui, sur ce bateau ; mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche, ainsi que vous le voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur, qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouver un public, ce qui, pour un enfant de votre âge, n’est pas toujours très facile. »

Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me l’adressait.

Je pris la main de la dame et la baisai.

Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front.

« Pauvre petit ! » dit-elle.

Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on me montrait ; l’empressement était jusqu’à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance.

Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant du bateau, puis je commençai à jouer.

En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et en tira un son aigu.

Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ?

Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devina mon inquiétude.

« Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche », dit-il.

En effet, le bateau, qui s’était éloigné de la berge, commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par les chevaux ; l’eau clapotait contre la carène, et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous, éclairés par les rayons obliques du soleil couchant.

« Voulez-vous jouer ? » demanda Arthur.

Et, d’un signe de tête, appelant sa mère auprès de lui, il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que je jouai les divers morceaux que mon maître m’avait appris.

 

 

XII

 

Mon premier ami

 

La mère d’Arthur était anglaise, elle se nommait Mme Milligan. Elle était veuve, et je croyais qu’Arthur était son seul enfant ; – mais j’appris bientôt qu’elle avait eu un fils aîné, disparu dans des conditions mystérieuses. Jamais on n’avait pu retrouver ses traces. Au moment où cela était arrivé, M. Milligan était mourant, et Mme Milligan, très gravement malade, ne savait rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle était revenue à la vie, son mari était mort et son fils disparu. Les recherches avaient été dirigées par M. James Milligan, son beau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans ce choix, que M. James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa belle-soeur. En effet, son frère mort sans enfants, il devenait l’héritier de celui-ci.

Cependant M. James Milligan n’hérita point de son frère, car, sept mois après la mort de son mari, Mme Milligan mit au monde un enfant, qui était le petit Arthur.

Mais cet enfant, chétif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaient les médecins ; il devait mourir d’un moment à l’autre, et ce jour-là M. James Milligan devenait enfin l’héritier du titre et de la fortune de son frère aîné, car les lois de l’héritage ne sont pas les mêmes dans tous les pays, et, en Angleterre, elles permettent, dans certaines circonstances, que ce soit un oncle qui hérite au détriment d’une mère.

Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent donc retardées par la naissance de son neveu ; elles ne furent pas détruites ; il n’avait qu’à attendre.

Il attendit.

Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point. Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas, ainsi qu’il avait été décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; c’est un miracle qui, Dieu merci ! se répète assez souvent.

Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ; successivement, quelquefois même ensemble, il avait eu toutes les maladies qui peuvent s’abattre sur les enfants.

En ces derniers temps s’était déclaré un mal terrible qu’on appelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses, et Mme Milligan était venue dans les Pyrénées. Mais, après avoir essayé des eaux inutilement, on avait conseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé, sans qu’il pût mettre le pied à terre.

C’est alors que Mme Milligan avait fait construire à Bordeaux le bateau sur lequel je m’étais embarqué.

Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans une maison, il y serait mort d’ennui ou de privation d’air ; Arthur ne pouvant plus marcher, la maison qu’il habiterait devait marcher pour lui.

On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre, cuisine, salon et véranda.