Mais il n’en fut rien.
Un autre magistrat parla pendant quelques minutes ; puis le président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu d’injures et de voies de fait envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs d’amende.
Deux mois de prison !
À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma.
Deux mois de séparation !
Où aller ?
En bateau
Quand je rentrai à l’auberge, le coeur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement.
J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta.
« Eh bien, me dit-il, ton maître ?
– Il est condamné.
– À combien ?
– À deux mois de prison.
– Et à combien d’amende ?
– Cent francs.
– Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises. Je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici.
– M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ?
– Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ?
– Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher.
– Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner. »
J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Coeur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.
Tout en marchant rapidement, les chiens levaient la tête vers moi et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.
Joli-Coeur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui ; alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens.
Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Coeur me tirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort.
Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain, si on me demandait de le faire, et j’entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai.
Je demandai qu’on me servît une livre et demie de pain.
« Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes ! »
Le pain était alors à cinq sous la livre, et, si j’en prenais deux livres, elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous il ne m’en resterait qu’un seul.
J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère, d’un air que je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre et demie de pain et que je la priais de ne pas m’en couper davantage.
« C’est bon, c’est bon », répondit-elle.
Et, autour d’un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup.
« C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes. »
Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.
J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait, disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, je n’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus ; cependant je n’osai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras.
C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle.
Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu d’adresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions.
Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.
« Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Coeur, oui, mes chers camarades, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois.
– Ouah ! cria Capi.
– Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent. »
Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’il faisait la quête dans les « rangs de l’honorable société ».
« Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances, et qu’au lieu de me jouer de mauvais tours vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes. »
Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notre maître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvèrent leur contentement par leur attention.
Après quelques instants de repos, je donnai le signal du départ ; il nous fallait gagner notre coucher, en tout cas notre déjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions l’économie de coucher en plein air.
« Nous allons coucher à la belle étoile ; n’importe où, sans souper. »
Au mot souper, il y eut un grognement général.
Je montrai mes trois sous.
« Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pour déjeuner demain ; or, comme nous avons mangé aujourd’hui, je trouve qu’il est sage de penser au lendemain. »
Et je remis mes trois sous dans ma poche.
Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation ; mais Zerbino, qui n’avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand, continua de gronder.
Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, je me tournai vers Capi :
« Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pas vouloir comprendre, il faut nous priver d’un second repas aujourd’hui, si nous voulons en faire un seul demain. »
Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade, et une discussion parut s’engager entre eux.
Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique, alors qu’au jour naissant elles jacassent si vivement entre elles ; ce sont de vrais discours qu’elles tiennent, des affaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles de tendresse qu’elles échangent. Et les fourmis d’une même tribu, lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vous qu’elles fassent, si vous n’admettez pas qu’elles se communiquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens, non seulement ils savent parler, mais encore ils savent lire : voyez-les le nez en l’air, ou bien la tête basse flairant le sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ils s’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas.
Ce que Capi dit à Zerbino, je ne l’entendis pas, car, si les chiens comprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait d’entendre raison et qu’il insistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs que Zerbino, qui n’était pas très brave, se résigna au silence.
La question du souper étant ainsi réglée, il ne restait plus que celle du coucher.
Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à la base et un toit à son sommet. Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais d’aiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait qu’un morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleurs le proverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dîne » ?
Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder, et la bonne bête, au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri, postée en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nous approcherait sans que j’en fusse prévenu.
Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m’endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Coeur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue.
La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise : que serait celle du lendemain ? Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? Des muselières, une permission pour chanter, où voulait-on que j’en eusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d’un bois, sous un buisson ?
Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis !
Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage. C’était Capi, qui m’avait entendu pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage.
Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés, et il me sembla qu’il pleurait avec moi.
Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et Capi, assis devant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin, tout au loin, une cloche sonnait l’Angélus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le coeur que pour le corps.
Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et après nous verrions.
En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; j’eus l’odorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud.
Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre ne nous donnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, et notre déjeuner fut rapidement terminé.
Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dire d’aviser aux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation, et aussi en examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner s’ils nous seraient amis ou ennemis.
J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j’entendis crier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino m’avait abandonné, et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu’il emportait dans sa gueule.
« Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-les tous ! »
En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à courir aussi. Que répondre, si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas ?
Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Coeur que je portais sur mon épaule m’empoignait par le cou pour ne pas tomber.
Toujours courant à toutes jambes, nous fûmes bientôt en pleine campagne, c’est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres. Alors je me retournai, osant regarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, s’étant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande.
Je l’appelai ; mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité une sévère correction, s’arrêta, puis, au lieu de venir à moi, il se sauva.
J’eus recours à Capi.
« Va me chercher Zerbino. »
Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jeta avant de partir je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme.
Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’un ni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse.
« Où est Zerbino ? »
Capi se coucha dans une attitude craintive ; alors, en le regardant, je m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée.
Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance, et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissé battre.
L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restait qu’une ressource, qui était d’attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant.
Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade ; mais au bout d’une demi-heure, il revint seul et me fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé.
Que faire ?
Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître, si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais, ce coquin de Zerbino.
Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire.
Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalis m’avait dit qu’à la guerre, quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants les soldats oubliaient leurs fatigues.
Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et, tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis, après, une valse.
Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’enfant crier : « Bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement.
Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le remorquaient avaient fait halte sur la rive opposée.
C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encore vu de pareil : il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé au-dessus de l’eau était construite une sorte de galerie vitrée. À l’avant de cette galerie se trouvait une véranda ombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage, accroché çà et là aux découpures du toit, retombait par places en cascades vertes ; sous cette véranda j’aperçus deux personnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique, qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge, qui me parut couché.
C’était cet enfant sans doute qui avait crié « Bravo ».
Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait rien d’effrayant, je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui m’avait applaudi.
« C’est pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda la dame, parlant avec un accent étranger.
– C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi... pour me distraire. »
L’enfant fit un signe, et la dame se pencha vers lui.
« Voulez-vous jouer encore ? » me demanda la dame en relevant la tête.
Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m’arrivait si à propos ! Je ne me fis pas prier.
Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes, et ils se mirent à tourner en mesure.
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