Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle. »

Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien. Au contraire, elle s’empressa de faire ce que son homme demandait, tandis que celui-ci s’asseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée.

Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avait amené, et appuyé contre la table, je le regardais.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, au visage rude, à l’air dur ; il portait la tête inclinée sur l’épaule droite par suite de la blessure qu’il avait reçue, et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant.

Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.

« Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe ? » dit-il.

Alors, prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.

Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.

En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondément touché par cette catastrophe ; mais je ne pensais plus aux crêpes, ni aux beignets, et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.

« Mon père, mon père ! » C’était là le mot que je me répétais machinalement.

Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix ; mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.

« Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table. »

Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.

J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.

« Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.

– Non.

– Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon, je me fâche. »

Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien, qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.

Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.

On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.

Or, je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille. Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.

« Dors-tu ? » demanda une voix étouffée.

Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « Je me fâche », retentissaient encore à mon oreille.

« Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende. »

Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osais point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute.

« Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.

– Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien. »

Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.

« Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ?

– Parce que je n’ai pas pu.

– Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?

– On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.

– Ce n’était pas ton enfant.

– Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade.

– Malade ?

– Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer.

– Et quand il a été guéri ?

– C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le coeur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que, si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.

– Mais après ?

– Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là, je pouvais bien attendre encore.

– Quel âge a-t-il présentement ?

– Huit ans.

– Eh bien, il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable ; voilà ce qu’il y aura gagné.

– Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.

– Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ? »

Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer.

Bientôt mère Barberin reprit :

« Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d’aller à Paris.

– Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vache est vendue. Faut-il que, quand nous n’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ?

– C’est le mien.

– Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.

– C’est le plus joli enfant du pays.

– Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.

– Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’esprit comme un chat, et avec cela bon coeur. Il travaillera pour nous.

– En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler.

– Et si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ?

– Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il en avait, ils l’auraient cherché, et, depuis huit ans, trouvé bien sûr. Ah ! j’ai fait une fameuse sottise de croire qu’il avait des parents qui le réclameraient un jour, et nous payeraient notre peine pour l’avoir élevé. Je n’ai été qu’un nigaud, qu’un imbécile. Parce qu’il était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles, cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, d’ailleurs. »

La porte s’ouvrit et se referma. Il était parti.

Alors, me redressant vivement, je me mis à appeler mère Barberin.

« Ah ! maman. »

Elle accourut près de mon lit :

« Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement.

– Ce n’est pas ma faute.

– Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a dit Jérôme ?

– Oui, tu n’es pas ma maman ; mais lui n’est pas mon père. »

Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton, car, si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère, j’étais heureux, presque fier de savoir que lui n’était pas mon père. De là une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix.

Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention.

« J’aurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître la vérité ; mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire, sans raison, que je n’étais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvre petit, tu l’as entendu, on ne la connaît pas. Est-elle vivante, ne l’est-elle plus ? On n’en sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail et qu’il passait dans une rue qu’on appelle l’avenue de Breteuil, qui est large et plantée d’arbres, il entendit les cris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasure d’une porte d’un jardin. C’était au mois de février ; il faisait petit jour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil.