Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu’un, il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme s’était caché là pour voir si l’on trouverait l’enfant qu’il avait lui-même placé dans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé, car l’enfant criait de toutes ses forces, comme s’il avait compris qu’un secours lui était arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint par d’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfant chez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute il souffrait du froid. Mais, comme dans le bureau du commissaire il faisait très chaud, et que les cris continuaient, on pensa qu’il souffrait de la faim, et l’on alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on le déshabilla devant le feu. C’était un beau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu’il appartenait à des parents riches. C’était donc un enfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de l’enfant avec celle de ses langes qui n’étaient pas marqués, le commissaire dit qu’il allait l’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger ; c’était un bel enfant, sain, solide, qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents, qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulait bien s’en charger ; on le lui donna. J’avais justement un enfant du même âge ; mais ce n’était pas pour moi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins ta mère.

– Oh ! maman.

– Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors je m’attachai à toi davantage. J’oubliai que tu n’étais pas vraiment notre fils. Malheureusement Jérôme ne l’oublia pas, lui, et voyant au bout de trois ans que tes parents ne t’avaient pas cherché, au moins qu’ils ne t’avaient pas trouvé, il voulut te mettre à l’hospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi.

– Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en me cramponnant à elle ; mère Barberin, pas à l’hospice, je t’en prie !

– Tu n’iras pas, mais à une condition, c’est que tu vas tout de suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu’il te trouve éveillé. »

Et, après m’avoir embrassé, elle me tourna le nez contre la muraille. J’aurais voulu m’endormir ; mais j’avais été trop rudement ébranlé, trop profondément ému pour trouver à volonté le calme et le sommeil.

Il y avait au village deux enfants qu’on appelait « les enfants de l’hospice » ; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; on se moquait d’eux ; on les battait. Les autres enfants avaient la méchanceté de les poursuivre souvent comme on poursuit un chien perdu pour s’amuser, et aussi parce qu’un chien perdu n’a personne pour le défendre.

Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulais pas avoir un numéro au cou, je ne voulais pas qu’on courût après moi en criant : « À l’hospice ! à l’hospice ! »

Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquer les dents.

Et je ne dormais pas. Et Barberin allait rentrer.

Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’il avait dit, et le sommeil arriva pour moi avant lui.

 

 

III

 

La troupe du signor Vitalis

 

Sans doute je dormis toute la nuit sous l’impression du chagrin et de la crainte, car le lendemain matin en m’éveillant mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi, pour être certain qu’on ne m’avait pas emporté.

Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençai à croire que le projet de m’envoyer à l’hospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l’avait décidé à me garder.

Mais, comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre.

Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorer son secours. Mais, à la dérobée, elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa main me rassura : il n’y avait rien à craindre.

Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière Barberin.

La distance est longue de notre maison au village ; il y en a bien pour une heure de marche. Cette heure s’écoula sans qu’il m’adressât une seule fois la parole. Il marchait devant, doucement, en clopinant, sans que sa tête fît un seul mouvement, et de temps en temps il se retournait tout d’une pièce pour voir si je le suivais.

Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer.

Celui-ci, me prenant par l’oreille, me fit passer devant lui, et, quand nous fûmes entrés, il referma la porte.

Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoir près de la cheminée et regardai autour de moi.

Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvait un grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel que je n’en avais jamais vu.

Sur ses cheveux, qui tombaient en longues mèches sur ses épaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumes vertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était en dedans, le serrait à la taille. Cette peau n’avait pas de manches, et, par deux trous ouverts aux épaules, sortaient les bras vêtus d’une étoffe de velours qui autrefois avait dû être bleue.

Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans sa main droite ; son coude reposait sur son genou ployé.

Jamais je n’avais vu une personne vivante dans une attitude si calme ; il ressemblait à l’un des saints en bois de notre église.

Auprès de lui trois chiens, tassés sous sa chaise, se chauffaient sans remuer : un caniche blanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d’un vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir.

Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix, et j’entendais qu’il était question de moi.

Barberin racontait qu’il était venu au village pour me conduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder.

C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari, et je compris tout de suite que, si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui, je n’avais plus rien à craindre.

Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui se disait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi et, s’adressant à Barberin :

« C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec un accent étranger.

– Lui-même.

– Et vous croyez que l’administration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice ?

– Dame ! puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à ma charge, il faut bien que quelqu’un paie pour lui ; c’est juste, il me semble.

– Je ne dis pas non ; mais croyez-vous que tout ce qui est juste peut toujours se faire ?

– Pour ça non.

– Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais la pension que vous demandez.

– Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui me force à le garder dans ma maison, si je n’en veux pas.

– Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était prendre l’engagement de le garder.

– Eh bien, je ne le garderai pas, et, quand je devrais le mettre dans la rue, je m’en débarrasserai.

– Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite, dit le vieillard après un moment de réflexion, et même de gagner à cela quelque chose.

– Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paie une bouteille, et de bon coeur encore.

– Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.

– Sûrement ?

– Sûrement. »

Le vieillard, quittant sa chaise, vint s’asseoir vis-à-vis de Barberin.