Comment n’avait-elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ?

Une crainte vague me serra le coeur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentiment d’un danger.

Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pour me rassurer.

Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin.

Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes, d’herbes, de mousses arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.

Assurément ce n’était point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’il était il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir. Il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente, et, quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin ».

J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait.

Que me voulait-il ?

Je me hâtai de rentrer à la maison.

Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens !

Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi.

Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que, le matin, Barberin l’avait envoyée au village.

Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis :

« Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas. »

Et j’éclatai en sanglots.

« Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi ; je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très amusants. Qu’as-tu à regretter ?

– Mère Barberin ! mère Barberin !

– En tout cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin en me prenant rudement par l’oreille ; Monsieur ou l’hospice, choisis !

– Non ! mère Barberin !

– Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vais faire.

– Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du coeur, c’est bon signe.

– Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.

– Maintenant, aux affaires. »

Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin, en un tour de main, fit disparaître dans sa poche.

« Où est le paquet ? demanda Vitalis.

– Le voilà », répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.

Vitalis défit ces noeuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.

« Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis ; vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.

– Il n’en a pas d’autres.

– Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?

– Rémi.

– Allons, Rémi, prends ton paquet, et passe devant Capi ; en avant, marche ! »

Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin ; mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.

Il fallut marcher.

Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.

Vivement je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour.

Je me mis à appeler :

« Maman ! mère Barberin ! »

Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot.

Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.

« Bon voyage ! » cria Barberin.

Et il rentra dans la maison.

Hélas ! c’était fini.

« Allons, Rémi, marchons, mon enfant », dit Vitalis.

Et sa main tira mon bras. Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien.

Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que, quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.

Heureusement la montée était longue ; cependant, à force de marcher, nous arrivâmes au haut.

Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet.

« Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.

– Volontiers, mon garçon. »

Et, pour la première fois, il desserra la main.

Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit. Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.

Cette manoeuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.

J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près.

Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin.

Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé.

Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous.

Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver ; il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres, quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.

Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes, distinctes, diminuées, rapetissées seulement.

Encore un pas sur la route, et à jamais tout cela disparaissait.

Tout à coup, dans le chemin qui du village monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt.

La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui, comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches.

Mais il y a des moments où le coeur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais que c’était elle.

« Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ?

– Oh ! monsieur, je vous en prie...

– C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées. »

Mais je ne répondis pas, je regardais.

C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c’était elle.

Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison.

Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement.

Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi.

Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir deçà et delà, dans la cour, les bras étendus.

Elle me cherchait.

Je me penchai en avant, et de toutes mes forces je me mis à crier :

« Maman ! maman ! »

Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air.

« Qu’as-tu donc ? demanda Vitalis, deviens-tu fou ? »

Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et elle ne pensa pas à lever la tête.

Elle avait traversé la cour et, revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés.

Je criai plus fort, mais, comme la première fois, inutilement.

Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet.

Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.

« Pauvre petit ! dit-il à mi-voix.

– Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner. »

Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route.

« Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon. »

Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement.

« Capi, dit-il, Zerbino ! »

Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbino devant.

Il fallut suivre Vitalis.

Au bout de quelques pas, je tournai la tête.

Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison. Tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel ; mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.

 

 

V

 

En route

 

Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en résulte pas nécessairement qu’on soit un ogre et qu’on fasse provision de chair fraîche afin de la manger.

Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception rare chez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas un méchant homme.

J’en eus bientôt la preuve.

C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire et celui de la Dordogne qu’il m’avait repris le poignet, et, presque aussitôt, nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au midi.

Après avoir marché environ un quart d’heure, il m’abandonna le bras.

« Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ; mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbino t’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues. »

Me sauver, je sentais que c’était maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter.

Je poussai un soupir.

« Tu as le coeur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement, si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été très probablement à l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu le crois. Il n’a pas de quoi vivre, il est estropié, il ne peut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut. »

Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui, en ce moment, criait plus fort que toutes les paroles, – la séparation.

Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé, celle que j’aimais, – ma mère.

Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait. Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait de me dire.

Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas mon père, il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi. Il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; si maintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il ne pouvait plus me garder. Ce n’était pas de la présente journée que je devais me souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans sa maison.

« Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de temps en temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi. »

Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étions arrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate et monotone à perte de vue.