Pas de maisons, pas d’arbres. Un plateau couvert de bruyères rousses, avec çà et là de grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent.
« Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu’il serait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino. »
Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ? Chez qui ?
Après tout, ce grand et beau vieillard à barbe blanche n’était peut-être pas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; et s’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable.
Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, ne quittant les landes que pour trouver des champs de brandes, et n’apercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard s’étendait, que quelques collines arrondies aux sommets stériles.
Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois, dans mes rêveries enfantines, j’avais quitté mon village, ç’avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait.
C’était la première fois que je faisais une pareille marche d’une seule traite et sans me reposer.
Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter.
« Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je t’achèterai des souliers.
– Ussel, c’est encore loin ?
– Voilà un cri du coeur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien, je t’en promets avec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotte de velours, une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes, j’espère, et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent. »
Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste ! un chapeau !
Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente, comme elle serait fière de moi !
Quel malheur qu’Ussel fût encore si loin ! Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout des six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin.
Heureusement le temps vint à mon aide.
Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s’emplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus.
Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et il pouvait abriter Joli-Coeur qui, à la première goutte de pluie, était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi, qui n’avions rien pour nous couvrir, nous n’avions pas tardé à être mouillés jusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps en temps se secouer, tandis que, ce moyen naturel n’étant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids qui m’écrasait et me glaçait.
« T’enrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître.
– Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé.
– Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais je ne veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons. »
Mais il n’y avait pas d’auberge dans ce village, et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres.
Enfin un paysan plus charitable que ses voisins voulut bien nous ouvrir la porte d’une grange.
Nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps.
Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’il portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu’il partagea en quatre morceaux.
Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l’obéissance et la discipline dans sa troupe.
Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n’avait dit qu’un mot :
« À ce soir, Zerbino. »
Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse.
Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi, à côté l’un de l’autre, Joli-Coeur entre nous deux ; les trois chiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, les oreilles rasées.
« Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voix de commandement, et qu’il aille dans un coin ; il se couchera sans souper. »
Aussitôt Zerbino quitta sa place et, marchant en rampant, il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué. Il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmes plus ; mais nous l’entendions souffler plaintivement avec des petits cris étouffés.
Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et, tout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées, entre Joli-Coeur, Capi et Dolce, les morceaux qui leur étaient destinés.
Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès de mère Barberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude.
Ah ! comme la soupe chaude, que mère Barberin nous faisait tous les soirs, m’eût paru bonne, même sans beurre !
Comme le coin du feu m’eût été agréable ! comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couvertures jusqu’à mon nez !
Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couvertures, et nous devions nous trouver encore bien heureux d’avoir un lit de fougère.
Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi ? marcher sans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler de froid, n’avoir pour souper qu’un morceau de pain sec, personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barberin !
Comme je réfléchissais tristement, le coeur gros et les yeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage.
J’étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi.
Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement ; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux.
Que voulait-il ?
Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatement il se mit à me lécher la main.
Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l’embrassai sur son nez froid.
Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus.
Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée se desserra, je respirai, je n’étais plus seul : j’avais un ami.
Mes débuts
Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure.
Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin, et les chiens gambadaient autour de nous. De temps en temps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière, et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très bien la signification.
« Du courage, du courage ! » disaient-ils.
Car c’était un chien fort intelligent, qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre. Bien souvent j’ai entendu dire qu’il ne lui manquait que la parole. Mais je n’ai jamais pensé ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus d’esprit et d’éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas la parole n’a jamais été utile entre lui et moi ; du premier jour nous nous sommes tout de suite compris.
N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux de voir une ville.
Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Ses vieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent.
Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout au moins ne leur permettait de voir qu’une seule chose : une boutique de cordonnier.
Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heure était venue de les chausser.
Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ?
Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’une boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on se trouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil n’avait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison.
Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux !
Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant dans cette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots. La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là ; après les souliers, il m’acheta une veste de velours bleu, un pantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce qu’il m’avait promis.
Du velours pour moi, qui n’avais jamais porté que de la toile ; des souliers ; un chapeau quand je n’avais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleur homme du monde, le plus généreux et le plus riche.
Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçu de pluie et de poussière ; mais, ébloui par tant de splendeurs, j’étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat.
J’avais hâte de revêtir ces beaux habits ; mais, avant de me les donner, Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux.
En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux.
Comme je le regardais avec des yeux effarés :
« Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à tout le monde. Nous sommes en France, je t’habille en Italien ; si nous allons en Italie, ce qui est possible, je t’habillerai en Français. »
Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua :
« Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-ce pas ? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que, si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous regarder et à s’arrêter autour de nous ? Non, n’est-ce pas ? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable ; cela est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien. »
Voilà comment, de français que j’étais le matin, je devins italien avant le soir.
Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisa aussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquet de fleurs en laine.
Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser de moi, mais, pour être sincère, je dois déclarer que je me trouvai superbe, et cela devait être, car mon ami Capi, après m’avoir longuement contemplé, me tendit la patte d’un air satisfait.
L’approbation que Capi donnait à ma transformation me fut d’autant plus agréable que, pendant que j’endossais mes nouveaux vêtements, Joli-Coeur s’était campé devant moi et avait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il s’était posé les mains sur les hanches et, renversant sa tête en arrière, il s’était mis à rire en poussant des petits cris moqueurs.
J’ai entendu dire que c’était une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre, qui n’ont jamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moi qui, pendant longtemps, ai vécu dans l’intimité de Joli-Coeur, je puis affirmer qu’il riait et souvent même d’une façon qui me mortifiait. Sans doute son rire n’était pas exactement semblable à celui de l’homme. Mais enfin, lorsqu’un sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière ; ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme de petits charbons sur lesquels on aurait soufflé.
« Nous donnerons demain notre première représentation, dit Vitalis, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine. »
Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas.
« J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation. Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade.
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