Sapho
Alphonse Daudet
Sapho

BeQ
Alphonse Daudet
Sapho
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À
tous les vents
Volume 947 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Tartarin de Tarascon
La Belle-Nivernaise
Lettres de mon moulin
Le nabab
Contes du lundi
Sapho
Pour
mes fils
quand
ils auront vingt ans.
I
– Regardez-moi, voyons... J’aime la couleur de vos
yeux... Comment vous appelez-vous ?
– Jean.
– Jean tout court ?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça... Quel âge ?
– Vingt et un ans.
– Artiste ?
– Non, madame.
– Ah ! tant mieux...
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des
rires, des airs de danse d’une fête travestie,
s’échangeaient – une nuit de juin – entre un
pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de
fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier
de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferaro
répondait avec l’ingénuité de son âge
tendre, l’abandon, le soulagement d’un Méridional
resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce
monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le
bal par l’ami qui l’avait amené, il se morfondait
depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé
et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et
courts comme la peau de mouton de son costume ; et un succès,
dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de
lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires
de rapins blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de travers
et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette
nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg,
des couteaux d’acier tenant son chignon remonté,
fredonnait en l’agaçant : Ah ! qu’il
est beau, qu’il est beau, le postillon...1 ;
tandis qu’une novio espagnole en blanches dentelles de
soie, passant au bras d’un chef apache, lui fourrait violemment
sous le nez son bouquet de jasmins blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement
ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîche de
la galerie vitrée, bordée d’un large divan sous
les verdures. Tout de suite cette femme était venue s’asseoir
près de lui.
Jeune, belle ? Il n’aurait su le dire... Du long fourreau
de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux
bras, ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule ;
et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges
ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du
front, composaient un ensemble harmonieux.
Une actrice, sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette ;
et cette pensée n’était pas pour le mettre à
l’aise, ce genre de personnes lui faisant très peur.
Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête
appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse...
« Du Midi vraiment ?... Et des cheveux de ce
blond-là !... Voilà une chose extraordinaire. »
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si
c’était très difficile cet examen pour les
consulats qu’il préparait, s’il connaissait
beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée
de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin.
Quand il dit le nom de l’étudiant qui l’avait
amené... « La Gournerie... un parent de
l’écrivain... elle connaissait sans doute... »
l’expression de ce visage de femme changea, s’assombrit
subitement ; mais il n’y prit pas garde, ayant l’âge
où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait
promis que son cousin serait là, qu’il le présenterait.
« J’aime tant ses vers... je serais si heureux de le
connaître... »
Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli
resserrement d’épaules, en même temps qu’elle
écartait de sa main les feuilles légères d’un
bambou et regardait dans le bal si elle ne lui découvrirait
pas son grand homme.
La fête à ce moment étincelait et roulait comme
une apothéose de féerie. L’atelier, le hall
plutôt, car on n’y travaillait guère, développé
dans toute la hauteur de l’hôtel et n’en faisant
qu’une pièce immense, recevait sur ses tentures claires,
légères, estivales, ses stores de paille fine ou de
gaze, ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le
buisson de roses jaunes garnissant le foyer d’une haute
cheminée Renaissance, l’éclairage varié et
bizarre d’innombrables lanternes chinoises, persanes,
mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré, découpées
d’ogives comme une porte de mosquée, d’autres en
papier de couleur pareilles à des fruits, d’autres
déployées en éventail, ayant des formes de
fleurs, d’ibis, de serpents ; et tout à coup de
grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient
pâlir ces mille lumières et givraient d’un clair
de lune les visages et les épaules nues, toute la
fantasmagorie d’étoffes, de plumes, de paillons, de
rubans qui se froissaient dans le bal, s’étageaient sur
l’escalier hollandais à large rampe menant aux galeries
du premier que dépassaient les manches des contrebasses et la
mesure frénétique d’un bâton de chef
d’orchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau
de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au
décor, l’encadraient et, par une illusion d’optique,
jetaient au va-et-vient de la danse des guirlandes de glycine sur la
traîne d’argent d’une robe de princesse, coiffaient
d’une feuille de dracæna un minois de bergère
pompadour ; et pour lui maintenant l’intérêt
du spectacle se doublait du plaisir d’apprendre par son
Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient
ces travestis d’une variété, d’une
fantaisie si amusantes.
Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, c’était
Jadin ; tandis qu’un peu plus loin cette soutane élimée
de curé de campagne déguisait le vieil Isabey, grandi
par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le père
Corot souriait sous l’énorme visière d’une
casquette d’invalide. On lui montrait aussi Thomas Couture en
bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des îles.
Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché,
un prince Eugène, un Charles Ier, portés
par de tout jeunes peintres, marquaient bien la différence
entre les deux générations d’artistes ; les
derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens de
bourse vieillis de ces rides particulières que creusent les
préoccupations d’argent, les autres bien plus gamins,
rapins, bruyants, débridés.
Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de l’Institut,
le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps
d’hercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en
guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la
Grande Chaumière en face du musicien de Potter, en muezzin qui
fait la fête, le turban de travers, mimant la danse du ventre
et piaillant le « la Allah, il Allah » d’une
voix suraiguë.
On entourait ces joyeux illustres d’un large cercle qui
reposait les danseurs ; et au premier rang, Déchelette,
le maître du logis, fronçait sous un haut bonnet persan
ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de
la gaieté des autres et s’amusant éperdument,
sans qu’il y parût.
L’ingénieur Déchelette, une figure du Paris
artiste d’il y a dix ou douze ans, très bon, très
riche, avec des velléités d’art et cette libre
allure, ce mépris de l’opinion que donnent la vie de
voyage et le célibat, avait alors l’entreprise d’une
ligne ferrée de Tauris à Téhéran ;
et chaque année, pour se remettre de dix mois de fatigues, de
nuits sous la tente, de galopades fiévreuses à travers
sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs dans cet
hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meublé
en palais d’été, où il réunissait
des gens d’esprit et de jolies filles, demandant à la
civilisation de lui donner en quelques semaines l’essence de ce
qu’elle a de montant et de savoureux.
« Déchelette est arrivé. »
C’était la nouvelle des ateliers, sitôt qu’on
avait vu se lever comme un rideau de théâtre l’immense
store de coutil sur la façade vitrée de l’hôtel.
Cela voulait dire que la fête commençait et qu’on
allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et
bombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de
l’Europe à cette époque des villégiatures
et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette n’était pour rien
dans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur
infatigable apportait au plaisir une frénésie à
froid, un regard vague, souriant, comme hatschisché, mais
d’une tranquillité, d’une lucidité
imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter,
il avait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient,
fait d’indulgence et de politesse ; et de celles qui
venaient là, attirées par sa grande fortune et la
fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se vanter d’avoir
été sa maîtresse plus d’un jour.
« Un bon homme tout de même... »
ajouta l’égyptienne
qui donnait à Gaussin ces renseignements. S’interrompant
tout à coup :
– Voilà votre poète...
– Où donc ?
– Devant vous... en marié de village...
Le jeune homme eut un « Oh ! »
désappointé. Son poète ! Ce gros homme,
suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le
faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot... Les
grands cris désespérés du Livre de l’Amour
lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne
lisait jamais sans un petit battement de fièvre ; et tout
haut, machinalement, il murmurait :
Pour animer le marbre
orgueilleux de ton corps,
Ô Sapho, j’ai
donné tout le sang de mes veines...
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare :
– Que dites-vous là ?
C’étaient des vers de La Gournerie ; il s’étonnait
qu’elle ne les connût pas.
« Je n’aime pas les vers... » fit-elle
d’un ton bref ; et elle restait debout, le sourcil froncé,
regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappes lilas
qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une
décision qui lui coûtait : « Bonsoir... »
et elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. « Qu’est-ce
qu’elle a ?... Que lui ai-je dit ?... » Il
chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller
se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra
dans le bal, moins troublé du départ de l’égyptienne
que de toute cette foule qu’il devait traverser pour gagner la
porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations
le rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus ;
quelques couples çà et là, acharnés aux
dernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux
Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute
avec une petite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur
ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées
d’air matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des
palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les éteindre.
Une lanterne en papier prit feu, des bobèches éclatèrent,
et tout autour de la salle, les domestiques installaient des petites
tables rondes comme aux terrasses des cafés.
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