On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette ; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.

C’étaient des cris, des appels féroces, le « Pil... ouit » du faubourg répondant au « You you you you » en crécelle des filles d’Orient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu’on entraînait d’une caresse.

Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque bras : « Mais où êtes-vous donc ?... Je vous cherche partout... j’ai une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes... En Japonaise, savez bien... Elle m’envoie vous chercher. Venez vite... » et il repartit en courant.

Le pifferaro avait soif ; puis l’ivresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille : « N’y va pas... »

Celle de tout à l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi ? Ce n’était pas l’attrait de cette femme ; il l’avait à peine regardée, et l’autre là-bas qui l’appelait, dressant les couteaux d’acier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse d’un désir.

N’y va pas !...

Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.

« Chez vous, ou chez moi ?... » demanda-t-elle. Sans bien s’expliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher ; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait très petites et glacées ; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire qu’elle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure.

On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre étages à monter, c’était haut et dur. « Voulez-vous que je vous porte ?... » dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa d’un lent regard, méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et clairement disait : « Pauvre petit... »

Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.

Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.

Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano ; le souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée : « Oh ! m’ami, que c’est bon... qu’on est bien... » Et les dernières marches, qu’il grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce n’était plus une femme qu’il portait, mais quelque chose de lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque d’un écrasement brutal.

Arrivés sur l’étroit palier : « Déjà... » dit-elle en ouvrant les yeux. Lui pensait : « Enfin !... » mais n’aurait pu le dire, très pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.

Toute leur histoire, cette montée d’escalier dans la grise tristesse du matin.





II



Il la garda deux jours ; puis elle partit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin. Pas d’autre renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci : « Quand vous me voudrez, appelez-moi... je serai toujours prête... »

La toute petite carte, élégante, odorante, portait :



Fanny Legrand

6, rue de l’Arcade



Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des Affaires étrangères et le programme enluminé et fantaisiste de la soirée de Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de l’année ; et le souvenir de la femme, resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et léger parfum, s’évapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux, travailleur, se méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.

L’examen ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait que trois mois pour le préparer. Après, viendrait un stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire ; puis il s’en irait quelque part, très loin. Cette idée d’exil ne l’effrayait pas ; car une tradition chez les Gaussin d’Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l’aîné des fils suivît ce qu’on appelle la carrière, avec l’exemple, l’encouragement et la protection morale de ceux qui l’y avaient précédé. Pour ce provincial, Paris n’était que la première escale d’une très longue traversée, ce qui l’empêchait de nouer aucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.

Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que Gaussin, la lampe allumée, ses livres préparés sur la table, se mettait au travail, on frappa timidement ; et, la porte ouverte, une femme apparut en toilette élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elle eut relevé sa voilette.

– Vous voyez, c’est moi... je reviens...

Puis surprenant le regard inquiet, gêné, qu’il jetait sur la besogne en train :

– Oh ! je ne vous dérangerai pas... je sais ce que c’est...

Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du monde, s’installa et ne bougea plus, absorbée en apparence par sa lecture ; mais, chaque fois qu’il levait les yeux, il rencontrait son regard.

Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et d’un grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa taille dans cette robe d’une correction toute parisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de fille d’égypte.

Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la même voix serrée d’émotion.

– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, lui disait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière... Si tu crois !... Tous les matins en m’en allant de chez toi, je jure de ne plus venir ; puis ça me reprend, le soir, comme une folie.

Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu’il avait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût de leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièreté d’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi s’étonnait-il de trouver en Fanny une douceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité – sur les bourgeoises qu’il rencontrait en province chez sa mère – d’un frottis d’art, d’une connaissance de toutes choses, qui rendaient les causeries intéressantes et variées.

Puis elle était musicienne, s’accompagnait au piano et chantait, d’une voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout un répertoire.

Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se plaisent ceux de son pays, s’exaltait par le son aux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il s’étonnait qu’elle ne fût pas dans un théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté au Lyrique.

– Mais pas longtemps... Je m’ennuyais trop...

En elle effectivement rien de l’étudié, du convenu de la femme de théâtre ; pas l’ombre de vanité ni de mensonge.