Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère gardé même aux heures de passion, et que son amant n’essayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule, ignorant encore la sensation de l’attente, ces grands coups à pleine poitrine qui sonnent le désir et l’impatience.

De temps en temps, l’été étant très beau cette année-là, ils s’en allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour qu’il lui proposait d’aller aux Vaux-de-Cernay...

– Non, non... pas là... il y a trop de peintres...

Et cette antipathie des artistes, il se rappela qu’elle avait été l’initiation de leur amour. Comme il en demandait la raison :

– Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a... Ils m’ont fait beaucoup de mal...

Lui protestait :

– Pourtant, l’art, c’est beau... Rien de tel pour embellir, élargir la vie.

– Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’est d’être simple et droit comme toi, d’avoir vingt ans et de bien s’aimer...

Vingt ans ! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.

Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, resté libre au bout d’une grange où dormaient des maçons.

– Allons-y, dit-elle en riant... ça me rappellera mon temps de misère.

Elle avait donc connu la misère.

Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond d’une niche sur la muraille ; et toute la nuit serrés l’un contre l’autre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.

Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas du large portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue, pendant qu’une voix enrouée criait : « Ohé ! la coterie... » Puis il se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d’une chambrée qui s’éveille ; et lourds, silencieux, les Limousins s’en allèrent, un par un, sans se douter qu’ils avaient dormi près d’une belle fille.

Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses cheveux en hâte : « Reste là... je reviens... » Elle rentrait au bout d’un moment avec une énorme brassée de fleurs des champs inondées de rosée. « Maintenant dormons... » dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale qui ravivait l’atmosphère autour d’eux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie qu’à cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.

Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-d’Avray devant l’étang. Un matin d’automne enveloppait de brume l’eau calme, la rouille des bois en face d’eux ; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils s’embrassaient en mangeant des ablettes. Tout à coup, d’un pavillon rustique branché dans le platane au pied duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise appela : « Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter... » Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans l’embrasure en rondins du chalet.

– J’ai bien envie de descendre déjeuner avec vous... Je m’ennuie comme un hibou dans mon arbre...

Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre ; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à sa table.

Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusqu’au veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal de Déchelette.

Mais ce qui le surprit et même l’embarrassait un peu, ce fut le ton d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il l’appelait Fanny, la tutoyait.

– Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec Morateur. Ça m’a laissé assez tranquille les premiers temps... Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me suis senti faignant comme tout... Impossible de travailler... Alors j’ai lâché mon groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quand on est seul... Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte...

Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les cheveux bouclés avaient le ton du sauterne dans les verres :

– Est-ce beau, la jeunesse !... Pas de danger qu’on le lâche, celui-là... Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que ça se gagne... Elle a l’air aussi jeune que lui...

– Malhonnête !... fit-elle en riant ; et son rire sonnait bien la séduction sans âge, la jeunesse de la femme qui aime et veut se faire aimer.

« Étonnante... Étonnante... » murmurait Caoudal, qui l’examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesse et d’envie grimaçant au coin de sa bouche.

– Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeuner ici... c’est loin, dam !... nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande... tu es tombée dans l’étang. On t’a habillée en homme, avec la tunique du garde-pêche. Ça t’allait richement bien...

– Rappelle plus...