— Vive la folie ! s’écria-t-il. Signori e belle donne, vous me permettrez de prendre plus tard ma revanche, et de vous témoigner ma reconnaissance pour la manière dont vous accueillez un pauvre sculpteur. Après avoir reçu les compliments assez affectueux de la plupart des personnes présentes, qu’il connaissait de vue, il tâcha de s’approcher de la bergère sur laquelle la Zambinella était nonchalamment étendue. Oh ! comme son cœur battit quand il aperçut un pied mignon, chaussé de ces mules qui, permettez-moi de le dire, madame, donnaient jadis au pied des femmes une expression si coquette, si voluptueuse, que je ne sais pas comment les hommes y pouvaient résister. Les bas blancs bien tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à talons hauts du règne de Louis XV ont peut-être un peu contribué à démoraliser l’Europe et le clergé.
— Un peu ! dit la marquise. Vous n’avez donc rien lu ?
— La Zambinella, repris-je en souriant, s’était effrontément croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se trouvait dessus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre de beauté capricieuse et pleine d’une certaine mollesse engageante. Elle avait quitté ses habits de théâtre, et portait un corps qui dessinait une taille svelte et que faisaient valoir des paniers et une robe de satin brodée de fleurs bleues. Sa poitrine, dont une dentelle dissimulait les trésors par un luxe de coquetterie, étincelait de blancheur. Coiffée à peu près comme se coiffait madame du Barry, sa figure, quoique surchargée d’un large bonnet, n’en paraissait que plus mignonne, et la poudre lui seyait bien. La voir ainsi, c’était l’adorer. Elle sourit gracieusement au sculpteur. Sarrasine, tout mécontent de ne pouvoir lui parler que devant témoins, s’assit poliment auprès d’elle, et l’entretint de musique en la louant sur son prodigieux talent ; mais sa voix tremblait d’amour, de crainte et d’espérance. — Que craignez-vous ? lui dit Vitagliani, le chanteur le plus célèbre de la troupe. Allez, vous n’avez pas un seul rival à craindre ici. Le Ténor sourit silencieusement. Ce sourire se répéta sur les lèvres de tous les convives, dont l’attention avait une certaine malice cachée dont ne devait pas s’apercevoir un amoureux. Cette publicité fut comme un coup de poignard que Sarrasine aurait soudainement reçu dans le cœur. Quoique doué d’une certaine force de caractère, et bien qu’aucune circonstance ne dût influer sur son amour, il n’avait peut-être pas encore songé que Zambinella était presque une courtisane, et qu’il ne pouvait pas avoir tout à la fois les jouissances pures qui rendent l’amour d’une jeune fille chose si délicieuse, et les emportements fougueux par lesquels une femme de théâtre fait acheter les trésors de sa passion. Il réfléchit et se résigna. Le souper fut servi. Sarrasine et la Zambinella se mirent sans cérémonie à côté l’un de l’autre. Pendant la moitié du festin, les artistes gardèrent quelque mesure, et le sculpteur put causer avec la cantatrice. Il lui trouva de l’esprit, de la finesse ; mais elle était d’une ignorance surprenante, et se montra faible et superstitieuse. La délicatesse de ses organes se reproduisait dans son entendement. Quand Vitagliani déboucha la première bouteille de vin de Champagne, Sarrasine lut dans les yeux de sa voisine une crainte assez vive de la petite détonation produite par le dégagement du gaz. Le tressaillement involontaire de cette organisation féminine fut interprété par l’amoureux artiste comme l’indice d’une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français. Il entre tant de protection dans l’amour d’un homme ! — Vous disposerez de ma puissance comme d’un bouclier ! Cette phrase n’est-elle pas écrite au fond de toutes les déclarations d’amour ? Sarrasine, trop passionné pour débiter des galanteries à la belle Italienne, était, comme tous les amants, tour à tour grave, rieur ou recueilli. Quoiqu’il parût écouter les convives, il n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient, tant il s’adonnait au plaisir de se trouver près d’elle, de lui effleurer la main, de la servir. Il nageait dans une joie secrète.
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