Un artiste.
Voilà pourquoi il convient de ne pas prendre au mot la dernière phrase du mémorialiste invitant ses proches à ne pas le lire. Sauf à imaginer qu’il exprimait sa pensée profonde par antiphrase, ce qui était bien dans sa manière. Il est vrai que, lorsqu’on fait remarquer à un historien anglais que Winston Churchill a aussi été écrivain, il commence par relever que cette pratique s’inscrit davantage dans une tradition française, les hommes politiques britanniques, roturiers comme aristocrates, ayant peu la fibre littéraire. Certes, mais Disraeli ? Ses romans ont été jugés légers. Que dire alors de Savrola ? On s’attire immanquablement l’une de ces réponses qui élèvent l’understatement au rang d’un des beaux-arts : « Il ne semble pas qu’il ait marqué son époque. »
L’historien François Kersaudy, l’un de ses plus fins biographes, voit les choses autrement : « Un roman de cape et d’épée, plutôt naïf, mais admirablement écrit3. » Il est vrai qu’il fut conçu en un temps où, la passion exclusive de l’aquarelle ne l’ayant pas encore envahi,
Churchill prenait vraiment goût à écrire. Dans ces premières années du XXe siècle, il confiait volontiers qu’il n’était de plus belle perspective de bonheur que quatre vraies heures de tranquillité sans être interrompu, avec un paquet de feuilles blanches et un stylo à encre, par un beau matin ensoleillé4. Dès lors, il ne cessa jamais d’écrire, activité seulement interrompue par les guerres.
Dans ses dernières années, Sir Winston jugeait qu’au fond l’écriture était une aventure. En plusieurs étapes : d’abord un jouet, un amusement ; puis une maîtresse, avant de devenir un maître et même un tyran ; enfin, en dernière instance, au moment où l’auteur se réconcilie avec sa servitude, il terrasse le monstre et le lance au public qui s’en empare5.
Des livres, Winston Churchill en signera quantité d’autres. Vers 1946, il se plaisait à raconter qu’il les écrivait à la manière dont le chemin de fer Canadian Pacific fut construit : en traçant d’abord la voie de cote à cote, puis en plaçant des gares6. La bibliothèque de sa chère maison de campagne de Chartwell témoigne tant de son éclectisme que de son inépuisable curiosité. Il y a nourri aux meilleures sources l’instinct puissant qui le guida toute sa vie en toutes choses. Mais l’élève n’a pas dépassé ses maîtres, les Gibbon et Macaulay. Ses livres d’histoire sont moins une référence qu’une source. Loin, très loin de Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain ou de l’Histoire d’Angleterre, encore que Savrola s’achève sur un hommage à Gibbon (« L’Histoire n’est guère autre chose que le registre des
crimes, folies et infortunes de l’espèce humaine »). Ils valent par leur témoignage, bien qu’ils soient le fruit du travail collectif d’un atelier de nègres, lesquels ont ingurgité une énorme documentation, fouillé dans de nombreuses archives, soumis l’ensemble à la censure de dizaines de personnalités concernées avant que « l’auteur » n’y imprime sa marque – il est vrai identifiable entre mille autres.
On peut croire que Churchill écrivit seul Savrola. Les mauvaises langues diront que cela se voit. Espéraient-ils y déceler l’influence de ses maîtres en fiction, Wordsworth ou encore le W. M. Thackeray de Barry Lyndon et de La Foire aux vanités ? Son éditeur monégasque, lui, y croyait. Car en 1948, lorsque Savrola parut pour la première fois en français dans une traduction de Judith Paley, les éditions du Rocher n’hésitaient pas à annoncer en quatrième de couverture : « Après Savrola, vous lirez un autre roman anglais, Jours ardents de J. B. Priestley », rien de moins…
C’était faire beaucoup d’honneur à un livre qui, s’il s’était correctement vendu et avait trouvé son public en un temps où Winston n’était pas encore le grand Churchill, reçut un accueil pincé de la critique ; elle le classa dans un genre littéraire baptisé non sans dédain « Ruritanian romance », d’après les romans populaires d’Anthony Hope (Le Prisonnier de Zenda, paru quatre ans à peine avant Savrola) dont l’action se déroule en Ruritanie, pays imaginaire des Balkans. Il est vrai que Churchill s’est plu à inventer la capitale de la Lauranie où le dictateur Antonio Molara doit faire face à un soulèvement révolutionnaire. Qu’importe aux bibliophiles puisque, de toutes les éditions rares et limitées des œuvres de Winston Churchill (la concurrence est rude car il a été maintes fois traduit), ils considèrent que l’une des plus belles est sans conteste celle de Savrola, parue
en français à Monaco à l’enseigne de la « Voile latine » en 1950, tirée à mille exemplaires et illustrée de bois gravés en couleur et en noir d’André Collot. Signe des temps : aujourd’hui, « Savrola » est le nom du site Internet officiellement consacré aux livres de et sur Churchill7.
Un autre Winston Churchill a existé ; il vécut à la même époque que le nôtre, et même à Windsor, mais dans le Vermont (États-Unis). Hélas, cet homonyme était romancier et non des moindres, son succès durable auprès du public en témoignait. La comparaison s’imposa et elle ne parut pas à l’avantage de l’Anglais. Dans une lettre, celui-ci proposa de signer désormais « Winston Spencer Churchill », afin d’éviter toute méprise. Ils réglèrent l’affaire à l’amiable, comme des gentilshommes passant un agrément (certains appellent encore cela un gentlemen’s agreement), envisageant de publier une note explicative commune en tête de leurs volumes et même, dans le cas de l’un, de signer ses romans « Winston Churchill l’Américain », ce qui ne manquait pas de panache.
Ce parallèle impromptu décida-t-il l’auteur de Savrola à renoncer à une carrière d’homme de lettres pour le précipiter dans l’arène électorale ? On n’en jurerait pas. Quoi qu’il en soit, les deux hommes conservèrent des relations cordiales, alors que, dans de semblables circonstances, la vanité humaine étant ce qu’elle est et le syndrome de la notoriété des plus préjudiciables, il arrive qu’une haine meurtrière naisse de cette coïncidence, certains s’estimant volés de leur identité.
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