Mais tout cela lui était égal, il avait confiance en sa puissance et si des difficultés surgissaient sur sa route, il saurait y faire face ; quant aux dangers qui pourraient le menacer, il les vaincrait. Quelles que fussent les circonstances, quelle que fût la situation, il savait que les autres devaient compter avec lui ; et quel que fût le jeu, il saurait en jouer pour son amusement personnel sinon pour son avantage.

La fumée de sa cigarette déroulait ses anneaux au-dessus de sa tête. L’existence… quelle chose irréelle, stérile et pourtant combien fascinante ! Des imbéciles, qui s’intitulaient philosophes, avaient tenté d’en faire avaler l’amertume aux hommes. Sa philosophie à lui l’avait conduit à une sorte de pieuse fraude, lui apprenant à minimiser la valeur de ses efforts et à glorifier celle de ses plaisirs, rendant la vie merveilleuse et faisant de la mort un événement secondaire. Zénon lui avait enseigné comment on fait face à l’adversité, tandis qu’Épicure lui avait appris à profiter des plaisirs. La fortune lui avait toujours souri et il haussait les épaules chaque fois que le destin fronçait les sourcils. Sa vie ou les différentes vies qu’il avait successivement menées avaient toujours été agréables et les souvenirs qu’il en gardait témoignaient qu’il n’avait pas perdu son temps. Aussi, s’il devait y avoir un nouvel État, si le jeu exigeait de recommencer ailleurs, il voulait en être. Il souhaitait l’immortalité, mais il envisageait l’anéantissement avec sang-froid. En attendant, la vie était un problème intéressant. Le discours qu’il devait prononcer… bah ! il en avait fait d’autres et il savait que l’on n’obtient jamais rien de bon sans effort. Les hauts faits oratoires, improvisés sur place, n’existaient que dans l’imagination du public, car les fleurs de la rhétorique sont des plantes de serre.

Mais qu’y avait-il donc à dire ? Les cigarettes succédaient aux cigarettes. Et dans la fumée, il commença à entrevoir une péroraison qui irait droit au cœur de la foule : une noble pensée, une belle comparaison, exprimée à l’aide de ce style correct qui est à la portée de tous, même des gens les plus illettrés et qui plaît aux plus simples, quelque chose qui détournerait leurs esprits des soucis matériels de tous les jours et leur donnerait matière à pensées. Ses idées commencèrent à prendre forme, les mots à se grouper en phrases qu’il prononçait à mi-voix. Le rythme de sa parole l’entraîna : les idées succédaient aux idées, comme les reflets changeants de la lumière à la surface d’une onde rapide. Il saisit une feuille de papier et nota rapidement quelques lignes au crayon. Ce point était important, et grâce à la tautologie, il pourrait peut-être le préciser. Il griffonna une phrase, l’effaça, puis la remania et l’inscrivit à nouveau. Telle que, elle sonnerait bien aux oreilles du public et son sens profond embellirait et stimulerait leurs esprits. Quel jeu que tout cela ! Son cerveau contenait tous les atouts qu’il devait abattre et le monde lui offrait les enjeux qui rendaient la partie amusante.

Les heures passèrent, tandis qu’il travaillait. La femme de ménage entra dans la pièce avec son déjeuner ; mais, le voyant absorbé par son travail, tel qu’elle l’avait vu bien souvent, elle n’osa pas le déranger. Les plats refroidirent sur la table tandis que les aiguilles de l’horloge tournaient lentement, marquant la marche régulière du temps. Bientôt il se leva de son siège et, perdu dans ses pensées, absorbé par le fil de sa harangue, il se mit à arpenter la pièce à pas courts et rapides, discourant à voix basse, mais avec une grande emphase. Soudain, il s’arrêta et assena un coup de poing d’une étrange violence sur la table ; le discours était terminé.

Le bruit le ramena sur terre. Furieux et épuisé, son enthousiasme le fit soudain rire et il se mit à table pour faire honneur au repas qu’il avait négligé.

Son travail de la matinée se soldait par une douzaine de feuilles de papier, épinglées ensemble et couvertes de phrases, de faits précis et de chiffres. Cela semblait peu de chose, de simples bouts de papier… pourtant, Antonio Molara, président de la République lauranienne, eût certainement préféré une bombe à ces quelques feuilles, et cette réaction n’aurait été celle ni d’un imbécile ni d’un lâche.

7

LE BAL DE LA PRÉSIDENCE

Le palais de Lauranie convenait admirablement à toutes les manifestations et cérémonies officielles de l’État. La coutume constitutionnelle, qui avait prévu de larges crédits destinés aux réceptions, permettait à la République de recevoir somptueusement. Le bal de la Présidence qui, chaque année, marquait l’ouverture de la saison, était, à plus d’un point de vue, la plus importante de toutes ces manifestations. C’était en effet ce jour-là que les grands hommes des deux partis se retrouvaient pour la première fois après les chaleurs de l’été, avant la session d’automne ; d’autre part, la brillante société de la capitale se réunissait à nouveau, après la saison d’été, passée dans les villas de la montagne et de la campagne. Le goût et l’élégance y rivalisaient avec la munificence ; la plus belle musique, le meilleur champagne, une assistance diverse et pourtant fort sélecte, constituaient les principales attractions de la soirée.