Ces gens ont besoin de calmer leur enthousiasme de temps en temps : ils prennent la vie trop au sérieux.

— Ils vont vous accuser de trahir la cause.

— Je ne doute pas un seul instant que les gens stupides ne fassent des réflexions aussi caractéristiques, mais j’espère qu’aucun de mes amis ne jugera bon de me les rapporter.

— Et que dira Strelitz ? Il est capable de traverser la frontière avec ses partisans. Il a déjà l’impression que nous sommes tièdes et son impatience ne fait que grandir de semaine en semaine.

— S’il arrivait avant que nous soyons prêts à l’aider, les troupes auraient tôt fait de le réduire en miettes, lui et sa racaille. Mais je lui ai fait parvenir des ordres très stricts et j’espère qu’il s’y conformera.

— Ce que vous faites est mal et vous le savez, dit Moret rudement, avec une sorte de fureur concentrée, sans parler de l’humiliation méprisable qu’il y a à faire des courbettes à son ennemi.

Savrola ne put s’empêcher de sourire de la colère de son compagnon.

— Oh ! je n’ai pas l’intention de faire des courbettes, dit-il. Avouez que vous ne m’avez encore jamais vu en faire.

Il mit la main sur l’épaule de Moret.

— C’est étrange, Louis, que nous soyons si souvent en désaccord ! Pourtant, si j’étais en proie au doute ou à quelques difficultés, c’est à vous et à vous seul que je m’adresserais. Nous nous disputons pour des détails, mais s’il s’agissait de quelque chose d’important, c’est votre opinion qui influencerait la mienne, et cela, vous le savez.

Moret céda ; il cédait toujours quand Savrola lui parlait sur ce ton.

— Alors, dit-il, quand parlerez-vous ?

— Quand vous voudrez.

— Vendredi, cela vous va ? Le plus tôt sera le mieux.

— Très bien. Voulez-vous arranger cela ? Je trouverai quelque chose à dire.

— J’aurais aimé que vous n’y alliez pas ! dit Moret, revenant à son idée ; quant à moi, rien au monde ne me persuaderait d’y aller.

— Moret, dit Savrola avec une ardeur étrange, nous avons déjà réglé cela, il y a d’autres choses dont nous avons à parler. Je suis assez troublé, car je sens un courant d’agitation dont je n’arrive pas à évaluer la force. Certes, je suis le chef du parti, mais, parfois, je me rends compte que certaines choses se trament dont je ne sais rien. Cette société secrète, que d’aucuns nomment la Ligue, est un facteur inconnu. Je déteste ce type, cet Allemand qui se nomme Kreutze ou « Numéro Un », comme il aime à se faire appeler. C’est lui qui est à la base de toute l’opposition que je rencontre dans le sein même du parti ; tous les délégués travaillistes semblent être sous son influence. À vrai dire, il y a des moments où je pense que vous et moi et Godoy et tous ceux qui se battent pour l’ancienne Constitution, nous ne sommes que les vagues politiques d’une marée sociale dont le courant se dirige dans un sens que nous ignorons. Je me trompe peut-être, mais mes yeux sont grands ouverts et ce que je vois me donne à réfléchir. L’avenir est indéchiffrable, mais aussi assez terrifiant. Il faut que vous restiez à mes côtés : quand je ne pourrai plus ni réprimer ni contrôler, je ne serai plus un chef.

— La Ligue n’a aucune importance, dit Moret. Ce n’est qu’un petit groupe anarchiste, qui s’est joint, pour le moment, à nous. Vous êtes le chef indispensable du parti : c’est vous qui avez créé l’agitation et c’est à vous de la stimuler ou de la refréner. Il n’y a pas de forces inconnues : c’est vous qui êtes la force motrice du mouvement.

Savrola s’approcha de la fenêtre :

— Voyez la ville, dit-il, voyez cette immense masse de bâtiments où vivent trois cent mille personnes. Regardez bien l’étendue de cette cité ; songez au potentiel latent qu’elle renferme… et puis regardez cette petite pièce. Pensez-vous que je sois ce que je suis, parce que j’ai changé leur façon de penser ou parce que c’est moi qui réussis le mieux à exprimer leur opinion ? Suis-je leur maître ou leur esclave ? Croyez-moi, je n’ai pas d’illusions et vous ne devriez pas en avoir non plus.

L’attitude de Savrola impressionna son disciple. Il lui sembla, tandis qu’il regardait la ville et écoutait ses paroles ardentes, entendre le grondement d’une masse, étouffé par l’éloignement, mais aussi intense que le tonnerre des vagues qui se brisent sur la côte rocheuse lorsque le vent souffle au large. Il ne répondit pas ; son tempérament très exalté le portait à exagérer humeurs et passions et il vivait toujours dans un monde superlatif. Il ne pouvait offrir aucun argument dans une discussion d’un cynisme bien équilibré. Il prit donc congé de Savrola avec solennité et descendit lentement l’escalier, grisé par les vibrations d’une puissante imagination qui venait d’être stimulée à l’extrême.

Savrola se carra dans son fauteuil ; sa première impulsion avait été de rire, mais il sentit qu’il ne se serait pas uniquement moqué de Moret. Il avait essayé de se duper, mais les parties du mécanisme de son esprit subtil étaient trop intimement liées pour qu’il puisse avoir des secrets envers lui-même. Pourtant, il se refusait à reconnaître les véritables raisons qui l’avaient incité à changer d’avis. Ce n’était pas cela du tout, se répétait-il, et même s’il en était ainsi, cela n’aurait aucune importance et ne signifierait absolument rien. Il prit une cigarette dans son étui, l’alluma et se mit à observer les spirales de fumée qui l’enveloppaient.

Dans tout ce qu’il avait dit, qu’est-ce qui était vrai ? Il revit le visage grave de Moret et comprit que ce n’étaient pas seulement ses paroles qui avaient produit cet effet. Le jeune révolutionnaire avait remarqué quelque chose, lui aussi, mais il n’avait pas osé, ou peut-être pas pu traduire ses impressions en paroles. Il y avait certainement un courant d’opinion qui lui échappait, des dangers qui le guettaient.