Sept contes
Michel Tournier
Sept contes
Gallimard
© Éditions Gallimard, 1978, pour « Amandine ou les deux jardins », « La Fugue du petit poucet », « La fin de Robinson Crusoé », « La Mère Noël », et « Que ma joie demeure » extraits du Coq de bruyère ;
1979, pour Pierrot ou les secrets de la nuit ;
1980 pour Barbedor.
© Éditions Gallimard, 1984, pour les illustrations
© Éditions Gallimard, 1990, pour la présente édition
Dépôt légal : Mars 1994
1er dépôt légal dans la même collection : mai 1990
Pierrot
ou
les secrets de la nuit
Deux petites maisons blanches se faisaient face dans le village de Pouldreuzic. L’une était la blanchisserie. Personne ne se souvenait du vrai nom de la blanchisseuse, car tout le monde l’appelait Colombine en raison de sa robe neigeuse qui la faisait ressembler à une colombe. L’autre maison était la boulangerie de Pierrot.
Pierrot et Colombine avaient grandi ensemble sur les bancs de l’école du village. Ils étaient si souvent réunis que tout le monde imaginait que plus tard ils se marieraient. Pourtant la vie les avait séparés, lorsque Pierrot était devenu mitron et Colombine blanchisseuse. Forcément, un mitron travaille la nuit, afin que tout le village ait du pain frais et des croissants chauds le matin. Une blanchisseuse travaille le jour. Tout de même, ils auraient pu se rencontrer aux crépuscules, le soir quand Colombine s’apprêtait à se coucher et quand Pierrot se levait, ou le matin quand la journée de Colombine commençait et quand la nuit de Pierrot s’achevait.
Mais Colombine évitait Pierrot, et le pauvre mitron se rongeait de chagrin. Pourquoi Colombine évitait-elle Pierrot ? Parce que son ancien ami évoquait pour elle toutes sortes de choses déplaisantes. Colombine n’aimait que le soleil, les oiseaux et les fleurs. Elle ne s’épanouissait qu’en été, à la chaleur. Or le mitron, nous l’avons dit, vivait surtout la nuit, et pour Colombine, la nuit n’était qu’une obscurité peuplée de bêtes effrayantes comme les loups ou les chauves-souris. Elle préférait alors fermer sa porte et ses volets, et se pelotonner sous sa couette pour dormir. Et ce n’était pas tout, car la vie de Pierrot se creusait de deux autres obscurités encore plus inquiétantes, celle de sa cave et celle de son four. Qui sait s’il n’y avait pas des rats dans sa cave ? Et ne dit-on pas : « noir comme un four » ?
Il faut avouer d’ailleurs que Pierrot avait le physique de son emploi. Peut-être parce qu’il travaillait la nuit et dormait le jour, il avait un visage rond et pâle qui le faisait ressembler à la lune quand elle est pleine. Ses grands yeux attentifs et étonnés lui donnaient l’air d’une chouette, comme aussi ses vêtements amples, flottants et tout blancs de farine. Comme la lune, comme la chouette, Pierrot était timide, silencieux, fidèle et secret. Il préférait l’hiver à l’été, la solitude à la société, et plutôt que de parler – ce qui lui coûtait et dont il s’acquittait mal – il aimait mieux écrire, ce qu’il faisait à la chandelle, avec une immense plume, adressant à Colombine de longues lettres qu’il ne lui envoyait pas, persuadé qu’elle ne les lirait pas.
Qu’écrivait Pierrot dans ses lettres ? Il s’efforçait de détromper Colombine. Il lui expliquait que la nuit n’était pas ce qu’elle croyait.
Pierrot connaît la nuit. Il sait que ce n’est pas un trou noir, pas plus que sa cave ni son four. La nuit, la rivière chante plus haut et plus clair, et elle scintille de mille et mille écailles d’argent. Le feuillage que les grands arbres secouent sur le ciel sombre est tout pétillant d’étoiles. Les souffles de la nuit sentent plus profondément l’odeur de la mer, de la forêt et de la montagne que les souffles du jour imprégnés par le travail des hommes.
Pierrot connaît la lune. Il sait la regarder. Il sait voir que ce n’est pas un disque blanc et plat comme une assiette. Il la regarde avec assez d’attention et d’amitié pour voir à l’œil nu qu’elle possède un relief, qu’il s’agit en vérité d’une boule – comme une pomme, comme une citrouille – et qu’en outre elle n’est pas lisse, mais bien sculptée, modelée, vallonnée – comme un paysage avec ses collines et ses vallées, comme un visage avec ses rides et ses sourires.
Oui, tout cela Pierrot le sait, parce que sa pâte, après qu’il l’a longuement pétrie et secrètement fécondée avec le levain, a besoin de deux heures pour se reposer et lever. Alors il sort de son fournil. Tout le monde dort.
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