Il est la conscience claire du village. Il en parcourt les rues et les ruelles, ses grands yeux ronds largement ouverts sur le sommeil des autres, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui ne s’éveilleront que pour manger les croissants chauds qu’il leur aura préparés. Il passe sous les fenêtres closes de Colombine. Il devient le veilleur du village, le gardien de Colombine. Il imagine la jeune fille soupirant et rêvant dans la moite blancheur de son grand lit, et lorsqu’il lève sa face pâle vers la lune, il se demande si cette douce rondeur qui flotte au-dessus des arbres dans un voile de brume est celle d’une joue, d’un sein ou mieux encore d’une fesse.
Sans doute les choses auraient-elles pu durer encore longtemps de la sorte, si un beau matin d’été, tout enluminé de fleurs et d’oiseaux, un drôle de véhicule tiré par un homme n’avait fait son entrée dans le village. Cela tenait de la roulotte et de la baraque de foire, car d’une part il était évident qu’on y pouvait s’abriter et dormir, et d’autre part cela brillait de couleurs vives, et des rideaux richement peints flottaient comme des bannières tout autour de l’habitacle. Une enseigne vernie couronnait le véhicule :
ARLEQUIN
Peintre en bâtiment
L’homme vif, souple, aux joues vermeilles, aux cheveux roux et frisés, était vêtu d’une sorte de collant composé d’une mosaïque de petits losanges bariolés. Il y avait là toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, plus quelques autres encore, mais aucun losange n’était blanc ni noir. Il arrêta son chariot devant la boulangerie de Pierrot, et examina avec une moue de réprobation sa façade nue et triste qui ne portait que ces deux mots :
PIERROT BOULANGER
Il se frotta les mains d’un air décidé et entreprit de frapper à la porte. C’était le plein du jour, nous l’avons dit, et Pierrot dormait à poings fermés. Arlequin dut tambouriner longtemps avant que la porte s’ouvrît sur un Pierrot plus pâle que jamais et titubant de fatigue. Pauvre Pierrot ! On aurait vraiment dit une chouette, tout blanc, ébouriffé, ahuri, les yeux clignotant à la lumière impitoyable de midi. Aussi, avant même qu’Arlequin ait pu ouvrir la bouche, un grand rire éclata derrière lui. C’était Colombine qui observait la scène de sa fenêtre, un gros fer à repasser à la main. Arlequin se retourna, l’aperçut et éclata de rire à son tour, et Pierrot se trouva seul et triste dans sa défroque lunaire en face de ces deux enfants du soleil que rapprochait leur commune gaieté. Alors il se fâcha, et, le cœur blessé de jalousie, il referma brutalement la porte au nez d’Arlequin, puis il alla se recoucher, mais il est peu probable qu’il retrouva si vite le sommeil.
Arlequin, lui, se dirige vers la blanchisserie où Colombine a disparu. Il la cherche. Elle reparaît, mais à une autre fenêtre, disparaît encore avant qu’Arlequin ait eu le temps d’approcher. On dirait qu’elle joue à cache-cache avec lui. Finalement la porte s’ouvre, et Colombine sort en portant une vaste corbeille de linge propre. Suivie par Arlequin, elle se dirige vers son jardin et commence à étendre son linge sur des cordes pour qu’il sèche. Il s’agit de linge blanc exclusivement. Blanc comme le costume de Colombine. Blanc comme celui de Pierrot. Mais ce linge blanc, elle l’expose non pas à la lune, mais au soleil, ce soleil qui fait briller toutes les couleurs, celles notamment du costume d’Arlequin.
Arlequin le beau parleur fait des discours à Colombine. Colombine lui répond. Que se disent-ils ? Ils parlent chiffons. Colombine chiffons blancs. Arlequin chiffons de couleur. Pour la blanchisseuse, le blanc va de soi.
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