SERVICE DE LA REINE

Anthony Hope

SERVICE DE LA REINE

Rupert of Hentzau 1898
 
Traduit par Marie Dronsart, Hachette, 1906

I – L’adieu de la Reine.

Celui qui a vécu dans le monde et remarqué combien l’acte le plus insignifiant peut avoir de conséquences à travers le temps et l’espace, ne saurait être bien certain que la mort du duc de Strelsau, la délivrance et la restauration du roi Rodolphe aient mis fin pour toujours aux troubles causés par l’audacieuse conspiration de Michel le Noir. L’enjeu avait été considérable, la lutte ardente, les passions surexcitées, les semences de haine répandues. Cependant, Michel ayant payé de sa vie son attentat contre la couronne, tout n’était-il pas fini ? Michel était mort, la princesse avait épousé son cousin, le secret était bien gardé ; M. Rassendyll ne paraissait plus en Ruritanie. N’était-ce pas un dénouement ? Je parlais en ce sens à mon ami, le connétable de Zenda, en causant au chevet du lit du maréchal. Il répondit :

« Vous êtes optimiste, ami Fritz, mais Rupert de Hentzau est-il mort ? Je ne l’ai pas entendu dire. »

L’agent principal dont Rupert se servait effrontément pour se rappeler au souvenir du Roi, était son cousin, le comte de Rischenheim, jeune homme de haut rang et très riche, qui lui était dévoué. Le comte remplissait bien sa mission, reconnaissait les fautes graves de Rupert, mais invoquait en sa faveur l’entraînement de la jeunesse et l’influence prédominante du duc Michel ; il promettait pour l’avenir, en termes si significatifs qu’on les devinait dictés par Rupert lui-même, une fidélité aussi discrète que sincère.

« Payez-moi mon prix et je me tairai, » semblait dire l’audacieux Rupert par les lèvres respectueuses de son cousin. Comme on peut le croire, néanmoins, le Roi et ses conseillers en cette affaire, sachant trop bien quelle espèce d’homme était Rupert de Hentzau, n’étaient guère disposés à écouter les prières de ses ambassadeurs. Nous gardions d’une main ferme les revenus du comte et surveillions ses mouvements de notre mieux, car nous étions bien décidés à ne pas permettre qu’il rentrât jamais en Ruritanie.

Nous aurions peut-être pu obtenir son extradition et le faire pendre en prouvant ses crimes, mais nous craignions que si Rupert était livré à notre police et cité devant les tribunaux de Strelsau, le secret que nous gardions avec tant de soin ne devînt le sujet des bavardages de la ville, voire de toute l’Europe. Rupert échappa donc à tout autre châtiment que l’exil et la confiscation de ses biens.

Cependant, Sapt était dans le vrai. Si impuissant qu’il parût, Rupert ne renonça pas un instant à la lutte. Il vivait dans l’espoir que la chance tournerait et lui reviendrait, et il se préparait à en profiter. Il conspirait contre nous, comme nous nous efforcions de nous protéger contre lui : la surveillance était réciproque. Ainsi armé, il rassembla des instruments autour de lui et organisa un système d’espionnage qui le tint au courant de toutes nos actions et de toute la situation des affaires à la cour. Plus encore, il se fit donner tous les détails concernant la santé du Roi, bien qu’on ne traitât ce sujet qu’avec la plus discrète réticence. Si ses découvertes se fussent bornées là, elles eussent été contrariantes et même inquiétantes, mais en somme peu dangereuses. Elles allèrent plus loin. Mis sur la voie par ce qu’il savait de ce qui s’était passé pendant que M. Rassendyll occupait le trône, il devina le secret qu’on avait réussi à cacher au Roi lui-même. Il trouva la l’occasion qu’il attendait et entrevit la possibilité de réussir s’il s’en servait hardiment.

Je ne saurais dire ce qui l’emporta en lui, du désir de rétablir sa position dans le royaume ou de sa rancune contre M. Rassendyll. S’il aimait la puissance et l’argent, il chérissait la vengeance, Les deux causes agirent sans doute simultanément, et il fut ravi de voir que l’arme mise entre ses mains était à deux tranchants. Grâce à elle, il débarrasserait son chemin des obstacles et blesserait l’homme qu’il haïssait à travers la femme que cet homme aimait.

Bref, le comte de Hentzau, devinant le sentiment qui existait entre la Reine et Rodolphe Rassendyll, plaça ses espions en vedette et, grâce à eux, découvrit la raison de ma rencontre annuelle avec M. Rassendyll. Du moins, il se douta de la nature de ma mission, et cela lui suffit.

Trois années s’étaient écoulées depuis la célébration du mariage qui avait rempli de joie toute la Ruritanie, en témoignant aux yeux du peuple de la victoire remportée sur Michel le Noir et ses complices. Depuis trois ans, la princesse Flavie était reine. Je connaissais, aussi bien qu’un homme le pouvait, le fardeau imposé à la reine Flavie. Je crois que seule, une femme peut en apprécier pleinement le poids ; car même maintenant, les yeux de la mienne se remplissent de larmes quand elle en parle. Et pourtant, la Reine l’a porté, et si elle a eu quelques défaillances, une seule chose m’étonne : c’est qu’elle n’en ait pas eu davantage. Car non seulement, elle n’avait jamais aimé le Roi et elle en aimait un autre, mais encore, la santé de Sa Majesté, très ébranlée par l’horreur et la rigueur de sa captivité dans le château de Zenda, avait bientôt périclité tout à fait. Il vivait, il chassait même, il conservait en quelque mesure la conduite du gouvernement, mais il n’était plus qu’un valétudinaire irritable, entièrement différent du prince jovial et gai que les instruments de Michel avaient saisi au Pavillon de chasse. Il y avait pis encore. Avec le temps, les sentiments d’admiration et de reconnaissance qu’il avait voués à M. Rassendyll s’étaient éteints. Il s’était mis à réfléchir sombrement à ce qui s’était passé pendant son emprisonnement.