Outre la crainte incessante de Rupert par qui il avait tant souffert, il éprouvait une jalousie maladive, presque folle, à l’égard de M. Rassendyll, ce Rodolphe qui avait joué un rôle héroïque pendant que lui était paralysé. C’étaient les exploits de Rodolphe que son peuple acclamait en lui dans sa propre capitale, les lauriers de Rodolphe qui couronnaient son front impatient. Il avait assez de noblesse naturelle pour souffrir de sa gloire imméritée, mais pas assez d’énergie morale pour s’y résigner virilement. Et la détestable comparaison le blessait dans ses sentiments les plus intimes. Sapt lui disait sans ambages que Rodolphe avait fait ceci ou cela, établi tel ou tel précédent, inauguré telle oui telle politique, et que le Roi ne pouvait mieux faire que de suivre la même voie. Le nom de M. Rassendyll était rarement prononcé par la Reine, mais quand elle parlait de lui, c’était comme d’un grand homme défunt, dont la grandeur rapetissait, par la gloire de son nom, tous les autres hommes. Je ne crois pas que le Roi devinât la vérité que la Reine passait sa vie à lui cacher, mais il montrait de l’inquiétude si Sapt ou moi prononcions ce nom ; et de la part de la Reine, cela lui était insupportable. Je l’ai vu entrer en fureur pour cette seule raison, car il avait perdu tout empire sur lui-même.

Sous l’influence de cette troublante jalousie, il cherchait sans cesse à exiger de la Reine des preuves de tendresse et de dévouement dépassant, selon mon humble jugement, ce que la plupart des maris obtiennent ou méritent ; lui demandant toujours ce qu’il n’était pas au pouvoir de son cœur de lui donner. Elle faisait beaucoup par devoir et par pitié, mais parfois, n’étant après tout qu’une femme et une femme fière, elle faiblissait – alors, le plus petit reproche ou la moindre froideur, même involontaire, prenaient dans cette imagination malade les proportions d’une grande offense ou d’une insulte préméditée, et tous les efforts pour le calmer restaient vains. De la sorte, ces deux êtres, que rien n’avait jamais rapprochés, s’éloignaient chaque jour davantage l’un de l’autre : lui demeurait seul avec sa maladie et ses soupçons, elle avec sa douleur et ses souvenirs. Il n’y avait pas d’enfant pour combler le vide qui les séparait et, quoiqu’elle fût sa Reine et sa femme, elle lui devenait chaque jour plus étrangère. Il semblait le vouloir ainsi.

Telle était la vie de la Reine depuis trois années ; une fois par an seulement, elle envoyait trois mots à l’homme qu’elle aimait, et il lui répondait par trois mots semblables. Enfin, la force lui manqua. Une scène misérable eut lieu, pendant laquelle le Roi lui adressa des reproches à propos de je ne sais plus quelle raison futile, et s’exprima devant témoins en termes que, même dans le tête-à-tête, elle n’aurait pu entendre sans être offensée. J’étais présent et Sapt aussi ; les petits yeux du colonel brillaient de colère.

Cette chose, dont je ne parlerai plus, se passa deux ou trois jours avant que je partisse pour aller rejoindre M. Rassendyll. Je devais, cette fois, le rencontrer à Wintenberg, car j’avais été reconnu l’année précédente à Dresde ; et Wintenberg étant une ville moins importante et moins sur la route des touristes, nous avait paru plus sûre. Je me rappelle bien la Reine telle que je la trouvai dans son appartement où elle m’avait fait appeler quelques heures après la scène avec le Roi. Elle était assise devant la table sur laquelle se trouvait le petit coffret renfermant, je le savais, la rose rouge et le message. Mais ce jour-là, il y avait quelque chose de plus qu’à l’ordinaire. Sans préambule, elle aborda le sujet de ma mission.

« Il faut que je lui écrive, me dit-elle. C’est intolérable ; il faut que j’écrive. Mon cher ami Fritz, vous porterez ma lettre en toute sûreté, n’est-ce pas ? Et il faudra qu’il me réponde. Et vous m’apporterez sa réponse ? Ah ! Fritz ! je sais que j’ai tort, mais je meurs de chagrin, oui, de chagrin ! D’ailleurs, ce sera la dernière fois ; mais il faut que je lui dise adieu ; il faut que j’aie son adieu en retour pour m’aider à vivre. Cette fois donc encore, Fritz, faites cela pour moi. »

Les larmes coulaient sur ses joues dont la pâleur habituelle avait fait place à la rougeur de la colère : ses yeux me suppliaient et me défiaient en même temps. Je courbai la tête et lui baisai la main.

« Avec l’aide de Dieu, répondis-je, je porterai les deux messages, ô ma Reine !

– Et vous me direz bien comment il est. Regardez-le bien, Fritz. Voyez s’il paraît fort et en bonne santé. Oh ! tâchez de le rendre heureux et gai. Amenez le sourire que j’aime sur ses lèvres et dans ses yeux. En parlant de moi, observez s’il… s’il m’aime encore. »

Elle cessa de pleurer et ajouta : « Mais ne lui rapportez pas que j’ai dit cela.