Le Roi lui a accordé une audience pour vendredi à quatre heures. Donc…

– Ils comptaient réussir, m’écriai-je, et Rischenheim est Porteur de la lettre !

– Une copie, si je connais bien Rupert de Hentzau. Oui, le plan était bien tracé. J’admire son idée pour vous empêcher de trouver une voiture à la gare. Je vais télégraphier à Sapt de faire remettre l’audience si c’est possible, sinon d’éloigner le Roi de Zenda.

– Mais Rischenheim aura son audience tôt ou tard.

– Tôt ou tard ! Quelle différence entre ces deux cas ! » s’écria Rassendyll.

Il s’assit sur le lit près de moi et continua en termes vifs et décidés :

« Vous ne pourrez bouger d’un jour ou deux. Envoyez une dépêche à Sapt ; dites-lui de vous faire savoir ce qui se passe. Aussitôt que vous pourrez voyager, allez à Strelsau et informez aussitôt Sapt de votre arrivée. Nous aurons besoin de votre aide.

– Et qu’allez-vous faire ? » demandai-je en le dévisageant.

Il me regarda un instant ; sur son visage passait le reflet de sentiments divers : résolution, entêtement, mépris du danger je pus lire tout cela sur sa physionomie et aussi de la gaîté, une sorte d’amusement et, enfin, ce rayonnement dont j’ai déjà parlé. Il jeta dans la cheminée le bout de la cigarette qu’il venait de fumer et se leva du lit.

« Je vais à Zenda, dit-il.

– À Zenda ! m’écriai-je stupéfait.

– Oui, je retourne à Zenda, Fritz, mon vieux ! Par Jupiter ! je savais que le jour viendrait et le voilà venu.

– Mais pourquoi faire ?

– Je rejoindrai Rischenheim ou presque. S’il arrive là le premier, Sapt le fera attendre jusqu’à ce que j’y sois aussi, et s’il ne survient rien d’imprévu, il ne verra jamais le Roi. Oui, Si j’arrive à temps, il en sera ainsi. »

Il s’interrompit tout à coup en riant.

« Voyons, dit-il, ai-je donc perdu ma ressemblance ? Ne puis-je plus jouer le personnage du Roi ? Oui, si j’arrive à temps, Rischenheim aura son audience à Zenda et le Roi se montrera très gracieux pour lui et lui prendra la copie de la lettre. Il aura son audience au château de Zenda. N’en doutez pas. »

Il restait debout devant moi pour voir comment j’accueillerais son projet ; mais, stupéfait de son audace, je demeurai étendu et haletant.

La surexcitation de Rodolphe disparut aussi rapidement qu’elle s’était manifestée. Il redevint un Anglais froid, clairvoyant, un peu nonchalant, alluma une cigarette et reprit :

« Vous comprenez, ils sont deux, Rupert et Rischenheim. Vous ne pouvez remuer d’ici à un jour ou deux, c’est certain ; or, il faut que nous autres soyons deux en Ruritanie. Rischenheim fera la première tentative, mais s’il échoue, Rupert ne reculera devant rien pour arriver jusqu’au Roi. Qu’il le voie pendant cinq minutes et le mal est fait. Donc, il faut que Sapt tienne Rupert en échec pendant que je m’attacherai à Rischenheim. Dès que vous pourrez remuer, allez à Strelsau et faites savoir à Sapt où vous êtes.

– Mais si l’on vous voit, si l’on vous découvre ?

– Mieux vaut que ce soit moi qu’on découvre que de mettre le Roi au courant de la lettre de la Reine. »

Posant sa main sur mon bras, il ajouta :

« Si la lettre parvient au Roi, moi seul peux faire ce qu’il faudra. »

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire ; peut-être enlèverait-il la Reine plutôt que de la laisser seule, la lettre une fois connue ; il y avait encore une autre interprétation à laquelle moi, sujet fidèle, je n’osais me livrer. Cependant, je ne répondis pas, car avant tout et par dessus tout, j’étais le serviteur de la Reine. Mais je ne pus admettre qu’il nourrît de mauvais desseins contre le Roi.

« Allons, Fritz, s’écria-t-il, n’ayez pas l’air si sombre. Cette affaire-là n’est pas aussi considérable que l’autre dont nous sommes sortis à notre honneur. »

J’imagine que je ne paraissais pas encore assez convaincu, car il reprit avec un peu d’impatience :

« Quoi qu’il en soit, je pars. Bonté du ciel ! Mon cher, puis-je rester ici pendant que cette lettre est portée au Roi ? »

Je comprenais ses sentiments et savais qu’il comptait la vie pour peu de chose comparée à la nécessité de reprendre la lettre de la reine Flavie. Je cessai donc mes remontrances. Quand il vit que j’acquiesçais à son désir, toute ombre disparut de mon visage et nous discutâmes les détails de nos plans sans plus perdre de temps.

« Je laisserai James près de vous, me dit Rodolphe. Il vous sera très utile et vous pouvez avoir une confiance absolue en lui. Si vous désirez envoyer un message que vous n’osiez confier aux voies ordinaires, remettez-le-lui ; il saura le porter. Et puis, c’est un bon tireur. »

Il se leva pour sortir et ajouta :

« Je reviendrai avant de partir pour savoir ce que le médecin pense de vous. »

Je restai étendu, pensant, en homme malade de corps et d’esprit, aux dangers et aux terribles risques à courir, bien plus qu’aux espérances que la hardiesse du plan de M. Rassendyll aurait inspirées à un cerveau actif et sain.

Mes méditations furent interrompues par l’arrivée du médecin.

« Il ne faut pas penser à bouger d’ici à deux jours, dit-il, mais je crois qu’alors nous pourrons vous faire partir sans danger et bien tranquillement. »

Je le remerciai, il promit de revenir ; je murmurai quelque chose au sujet de ses honoraires.

« Oh ! merci ; tout cela est arrangé, dit-il. Votre ami, herr Schmidt, s’en est chargé et s’est montré fort généreux. »

Il sortait à peine lorsque mon ami « herr Schmidt », autrement dit Rodolphe Rassendyll, revint.

« Eh bien ! je pars, me dit Rodolphe.

– Mais où ?

– Pour cette même petite station où deux bons amis se séparèrent un jour de moi.

– Où irez-vous en quittant la station ?

– À Zenda, par la forêt. J’arriverai à la station demain soir mercredi, vers neuf heures.