À moins que Rischenheim n’ait eu son audience avant le jour convenu, j’arriverai à temps.
– Comment vous aboucherez-vous avec Sapt ?
– Il nous faut laisser quelque chose au hasard.
– Dieu vous soit en aide, Rodolphe !
– Le Roi n’aura pas la lettre, Fritz. »
Nous échangeâmes une poignée de main en silence. Puis ce regard doux, quoique brillant, disparut dans ses yeux. Il les abaissa vers moi et me surprit le regardant avec un sourire qui, je le sais, ne manquait pas de bonté.
« Je n’avais jamais pensé la revoir, me dit-il. Maintenant, je l’espère, Fritz. Lutter avec ce garçon et la revoir, cela vaut la peine de vivre !
– Comment la verrez-vous ? »
Rodolphe se mit à rire et j’en fis autant. Il reprit ma main. Je crois qu’il désirait m’inoculer sa confiance et sa gaieté ; mais je ne pus pas répondre à la prière de ses yeux. Il y avait en lui ce qui ne pouvait être en moi : un grand désir, et l’espoir de le réaliser tout à coup diminuait en lui la notion du danger et bannissait l’appréhension. Il vit que je le devinais.
« Mais la lettre avant tout, reprit-il. Je pensais bien mourir sans la revoir ; je mourrai ainsi, s’il le faut, pour sauver la lettre.
– Je le sais, » répondis-je.
De nouveau, il me pressa la main. Comme il se détournait, James entra de son pas vif et silencieux.
« La voiture est avancée, monsieur.
– Soignez bien le comte, lui dit son maître, et ne le quittez que lorsqu’il vous renverra !
– Très bien, monsieur. »
Je me soulevai sur mon lit et prenant le verre de limonade que James m’apportait :
« À votre bonne chance ! m’écriai-je.
– Dieu le veuille ! » répondit-il.
IV – Un remous dans la douve.
Le soir du jeudi 16 octobre, le connétable de Zenda était de très mauvaise humeur. Il en est convenu depuis. Risquer le repos d’un palais pour recevoir le message d’un amoureux, ne lui avait jamais paru fort sage et il n’avait pu voir sans impatience le pèlerinage annuel de « cet absurde Fritz ». La lettre d’adieu avait été une folie de plus, avec des probabilités de catastrophe. Or, la catastrophe ou tout au moins sa possibilité se produisait. Le court et mystérieux télégramme de Wintenberg, qui disait si peu, disait au moins cela. Il lui ordonnait, et il ne savait même pas de qui venait l’ordre, de différer l’audience de Rischenheim et, s’il ne le pouvait, d’éloigner le Roi de Zenda ; on ne lui révélait pas pourquoi il devait agir de la sorte, mais il savait aussi bien que moi que Rischenheim était entièrement dans les mains de Rupert, et il ne pouvait manquer de deviner que quelque mésaventure avait eu lieu à Wintenberg, et que Rischenheim venait pour dire au Roi quelque chose que le Roi ne devait pas savoir. La tâche n’était pas aussi simple et facile qu’elle en avait l’air, car il ignorait où était Rischenheim et, par conséquent, ne pouvait l’empêcher de venir.
En outre, le Roi, avait été très content d’apprendre la prochaine visite du comte, car il désirait lui parler au sujet d’une certaine race canine que le comte élevait avec grand succès, tandis que Sa Majesté n’y pouvait réussir ; il avait donc déclaré que rien n’empêcherait la réception de Rischenheim. En vain, Sapt lui disait qu’on avait vu un gros sanglier dans la forêt, et qu’il pourrait compter sur une belle journée de chasse le lendemain.
« Je ne pourrai pas être de retour à temps pour recevoir Rischenheim, répondait le Roi.
– Votre Majesté serait rentrée au crépuscule, répliquait Sapt.
– Je serais trop fatigué pour causer et j’ai beaucoup à lui dire.
– Vous pourriez coucher au Rendez-vous de chasse, sire, et revenir le lendemain matin pour recevoir le comte.
– Je désire le voir aussitôt que possible. » Puis jetant à Sapt son regard de soupçon maladif, il ajouta :
« Pourquoi ne le verrais-je pas ?
– C’est dommage de manquer le sanglier, Sire, » fut tout ce que Sapt trouva comme argument.
Le Roi se montra indifférent.
« Au diable le sanglier ! s’écria-t-il. Je veux savoir comment Rischenheim s’y prend pour que la robe de ses chiens soit si belle. »
À ce moment, son domestique entra et tendit à Sapt un télégramme qu’il prit et mit dans sa poche.
« Lisez-le, » dit le Roi.
Il était près de dix heures ; il avait dîné et se préparait à s’aller coucher.
« Rien ne presse, Sire, répondit Sapt, craignant qu’il ne vînt de Wintenberg.
– Lisez-le, répéta le Roi avec humeur. C’est peut-être de Rischenheim. Peut-être annonce-t-il qu’il viendra plus tôt. Lisez, je vous prie. »
Sapt ne pouvait faire autrement ! Depuis quelque temps, il se servait de lunettes. Il fut long à les ajuster, se demandant ce qu’il ferait si le télégramme n’était pas de nature à être montré au Roi.
« Dépêchez-vous, dépêchez-vous, » reprit l’irritable souverain.
Sapt avait enfin ouvert l’enveloppe ; son visage exprimait à la fois le soulagement et la perplexité.
« Votre Majesté a deviné merveilleusement, dit-il en levant les yeux. Rischenheim sera ici demain matin à huit heures.
– Parfait ! s’écria le Roi. Il déjeunera avec moi à neuf et je monterai à cheval pour chasser le sanglier quand nous aurons terminé notre affaire.
– Très bien, Sire, » dit Sapt en mordant sa moustache.
Le Roi se leva en bâillant, souhaita le bonsoir au colonel et sortit sur ces mots : « Il doit avoir quelque secret pour ses chiens. »
« Que le diable emporte les chiens ! » s’écria Sapt dès que la porte se fut refermée sur Sa Majesté.
Mais le colonel n’était pas homme à accepter la défaite facilement. L’audience qu’il devait faire remettre était rapprochée. Le Roi qu’on lui avait enjoint d’éloigner de Zenda, ne voulait pas bouger avant d’avoir vu Rischenheim. Cependant, il y a bien des manières d’empêcher une entrevue. Il y a la fraude, et ce n’est pas faire injure à Sapt que d’avancer qu’il en avait essayé ; il y avait aussi la force, et le colonel sentait qu’il serait contraint d’employer l’une ou l’autre.
Et cependant, pensait-il avec un petit ricanement, le Roi sera furieux si quelque chose arrive à Rischenheim avant qu’il l’ait entretenu des chiens. »
Il se mit à se creuser la cervelle pour découvrir le moyen d’empêcher le comte d’obtenir l’audience qu’il désirait tant et de rendre au Roi le service que celui-ci désirait si fort.
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