Il serait peiné si je doutais de son amour. Je n’en doute pas, non, vraiment ; mais cependant, dites-moi bien ce que sera sa physionomie quand vous parlerez de moi, n’est-ce pas, Fritz ? Tenez, voici la lettre. »

La tirant de son corsage, elle la baisa avant de me la donner. Puis elle ajouta mille conseils de précaution : comment je devais porter la lettre, aller et revenir sans m’exposer à aucun danger, car ma femme Helga m’aimait comme elle-même aurait aimé son mari, si le ciel lui eût été propice, « ou du moins presque autant, Fritz, » reprit-elle, entre le sourire et les larmes, car elle n’admettait pas qu’aucune autre femme pût aimer autant qu’elle.

Je la quittai pour aller terminer mes préparatifs de départ. Je n’emmenais qu’un domestique et je le changeais chaque année. Aucun d’eux n’avait su que je rencontrais M. Rassendyll ; ils supposaient que je voyageais pour des affaires personnelles avec l’autorisation du Roi. Cette fois, j’avais décidé d’emmener un jeune Suisse entré à mon service depuis quelques semaines seulement. Il s’appelait Bauer, était un peu lourd, ne paraissait pas très intelligent, mais en revanche, semblait parfaitement honnête et fort obligeant. Il m’avait été bien recommandé et je l’avais engagé sans hésiter. Je le choisis pour compagnon de route, surtout parce qu’étant étranger, il bavarderait probablement moins avec les autres au retour. Je n’ai pas de prétentions à une intelligence extraordinaire – pourtant, j’avoue ma vexation au souvenir de la façon dont ce jeune lourdaud à l’air innocent se joua de moi. Car Rupert savait que j’avais rencontré M. Rassendyll l’année précédente à Dresde. Rupert suivait, d’un œil attentif, tout ce qui se passait à Strelsau ; Rupert avait procuré à ce garçon ses admirables certificats et me l’avait envoyé dans l’espoir qu’il apprendrait quelque chose d’utile à celui qui l’employait. On avait pu espérer, mais sans aucune certitude, que je l’emmènerais, s’il en fut ainsi, ce fut un effet du hasard qui seconde si souvent les projets d’un habile intrigant.

Quand j’allai prendre congé du Roi, je le trouvai pelotonné près du feu. Il ne faisait pas froid, mais l’humidité de son cachot de jadis semblait avoir pénétré jusqu’à la moelle de ses os. Mon départ le contrariait et il me questionna aigrement sur les affaires qui en étaient le prétexte. Je déjouai sa curiosité de mon mieux, sans réussir à calmer sa mauvaise humeur. Un peu honteux de son récent emportement et désireux de se trouver des excuses, il s’écria irrité :

« Des affaires ! Toute affaire est une excuse suffisante pour me quitter. Par le ciel ! je me demande si jamais roi fut aussi mal servi que moi ! Pourquoi avez-vous pris la peine de me faire sortir de Zenda ? Personne n’a besoin de moi ; personne ne se soucie que je vive ou que je meure. »

Raisonner avec quelqu’un ayant une humeur de ce genre était impossible. Je ne pus que lui promettre de revenir au plus vite.

« C’est cela. Je vous en prie. J’ai besoin de quelqu’un qui veille sur moi. Qui sait ce que ce coquin de Rupert serait capable de tenter contre ma personne ? Je ne peux pas me défendre ; je ne suis pas Rodolphe Rassendyll, n’est-ce pas ? »

Si j’avais dit un mot de M. Rassendyll, il ne m’aurait pas laissé partir. Déjà, il m’avait reproché d’entretenir des rapports avec Rodolphe, tant la jalousie avait détruit en lui la reconnaissance. Je crois vraiment qu’il n’aurait pu haïr son sauveur davantage, même s’il avait su ce dont j’étais porteur. Peut-être ce sentiment avait-il quelque chose de naturel ; il n’en était pas moins pénible à constater.

En quittant le Roi, j’allai trouver le connétable de Zenda. Il avait connaissance de ma mission. Je lui parlai de la lettre que je portais et m’entendis avec lui sur les moyens de lui faire connaître promptement et sûrement ce qui m’adviendrait. Il n’était pas de bonne humeur ce jour-là ; le Roi l’avait rabroué aussi, et le colonel Sapt n’avait pas une grande provision de patience.

« Si nous ne nous sommes pas coupé la gorge d’ici là, me dit-il, nous serons tous à Zenda quand vous arriverez à Wintenberg. La cour s’y rend demain et j’y serai aussi longtemps que le Roi. »

Il s’arrêta, puis reprit : « Détruisez la lettre si vous prévoyez un danger. »

Je fis un signe affirmatif.

Il continua avec un sourire bourru : « Et détruisez-vous avec, s’il n’y a pas d’autre moyen. Dieu sait pourquoi il faut qu’elle envoie cette absurde missive, mais puisqu’il le faut, elle aurait mieux fait de me la confier. » Sachant que Sapt affectait de se moquer de toute sentimentalité, je me contentai de répondre à la dernière partie de son discours.

« Non, il vaut mieux que vous soyez ici, répliquai-je, car si je perdais la lettre, ce qui, toutefois, est peu probable, vous pourriez empêcher qu’elle ne parvînt au Roi.

– J’essaierais, dit-il en ricanant ; mais, sur ma vie, courir ce risque pour une lettre ! c’est bien peu de chose qu’une lettre pour exposer la paix d’un royaume.

– Malheureusement, Sapt, c’est à peu près la seule chose qu’un messager puisse porter.

– Partez donc, grogna le colonel.