On peut la plaindre, celle-là ! Elle et son mari ont eu jadis une jolie boutique de lingerie avenue de Prenzlau. Mais on a « aryanisé » leur petite entreprise. Et maintenant, l’homme est parti, et il ne doit pas avoir loin de soixante-dix ans. Pourtant ces deux vieux n’ont certainement jamais fait de mal à personne. Ils étaient toujours prêts à faire crédit quand il n’y avait pas assez d’argent pour payer la layette des gosses. Eva Kluge en a profité, comme tant d’autres. Et, chez les Rosenthal, ce n’était ni moins bon ni plus cher que dans d’autres boutiques.

Non, Frau Kluge ne peut pas admettre qu’un homme comme Rosenthal soit plus mauvais que le Persicke, uniquement parce que c’est un Juif. Et pourtant, la vieille dame est à présent toute seule là-haut et ne se hasarde plus dans la rue. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’elle va faire furtivement ses emplettes. Avec l’étoile de David. Elle a sans doute faim.

« Non, se dit Eva Kluge, nous avons beau remporter toutes les victoires possibles et imaginables sur la France, tout ça chez nous, ce n’est pas très juste ! »

La voici arrivée à l’immeuble voisin, et elle poursuit sa tournée.

Pendant ce temps, le contremaître Otto Quangel a posé sur la machine à coudre la lettre de la poste militaire.

— Tiens, se contente-t-il de dire.

Il laisse toujours à sa femme le privilège d’ouvrir ces missives-là, sachant tout l’attachement qu’elle a pour Otto, leur fils unique.

Et il est là, devant elle, mordillant sa lèvre inférieure, dans l’attente de la joie qui va illuminer le visage de sa compagne. À sa manière taciturne, calme et fruste, il l’aime beaucoup.

Elle a ouvert la lettre. L’espace d’un moment, elle s’est épanouie ; mais cette flambée s’est éteinte d’un seul coup lorsque son regard est tombé sur les quelques lignes dactylographiées. L’angoisse l’étreint, à présent. Elle lit de plus en plus lentement, comme si chaque mot la frappait d’épouvante. Quangel s’est penché en avant et ses dents prennent un solide appui sur la lèvre inférieure. Il pressent un malheur. Dans le silence de la pièce, la respiration de la femme se fait haletante.

Soudain elle pousse un léger cri ; c’est un son tel que son mari n’en avait jamais entendu. Le visage de sa femme s’affaisse et heurte les bobines de la machine, avant de s’abattre sur le linge préparé pour la couture. La lettre gît là, sous ce poids de détresse.

En deux pas, Quangel est derrière Anna. Avec une précipitation qui lui est tout à fait inhabituelle, il lui pose sa lourde main sur l’épaule ; il sent que sa femme tremble de tout son corps.

— Anna ! dit-il, Anna… Je t’en prie !

Un moment encore, et il se risque :

— Est-il arrivé quelque chose à Otto ?… Blessé ?… Comment ?… Gravement ?

La femme tremble de plus en plus, mais aucun son ne passe ses lèvres. Elle ne tente même pas de relever la tête et de regarder son mari.

Il contemple la chevelure de sa compagne, qui s’est tellement clairsemée depuis le temps qu’ils sont mariés. Voilà qu’ils sont de vieilles gens !… S’il est vraiment arrivé quelque chose à Otto, elle n’aura plus personne qu’elle puisse chérir. Lui seul. Et il se rend parfaitement compte qu’il n’y a pas grand-chose à chérir en lui. Il ne parvient jamais à trouver les mots qui lui exprimeraient combien il tient à elle. Même à présent, il se sent incapable de lui donner un peu de tendresse et de la consoler. Il pose seulement sa lourde main sur la tête fragile, il la force doucement à relever son visage, à le rapprocher du sien, et il murmure :

— Anna, dis-moi donc enfin ce qu’ils écrivent ?

Ses yeux sont maintenant à deux doigts de ceux de sa femme, et pourtant elle ne le regarde pas ; elle tient même les paupières obstinément fermées. Le visage est devenu livide, et toute sa fraîcheur de naguère a disparu. La chair même paraît avoir fondu sur les os ; c’est comme si Quangel contemplait une tête de mort.