Dans ce visage figé, seules tremblent les joues et la bouche, comme tremble tout le corps, sous l’effet d’un mystérieux tressaillement intérieur.
En voyant ces traits si familiers devenir tout à coup si étrangers, en sentant son cœur battre de plus en plus fort, en se trouvant totalement incapable de consoler sa femme si peu que ce soit, voilà Quangel envahi par une angoisse panique.
Au fond, elle est risible, son angoisse, en face de la douleur sans bornes de sa compagne. Simplement, il redoute de la voir pleurer encore plus bruyamment et plus convulsivement qu’elle ne le fait en ce moment. Il a toujours été partisan du silence ; ne pas attirer l’attention dans l’immeuble, de quelque façon que ce soit ! Et surtout, ne pas extérioriser bruyamment ses sentiments. Dans cette angoisse, il n’arrive même plus à dire, comme il y a un instant :
— Qu’est-ce qu’ils écrivent ?… Parle donc, Anna !
La lettre a beau être là, ouverte à présent, il n’ose pas la prendre. Il devrait pour cela lâcher la tête de sa femme et il sait qu’elle retomberait, qu’elle heurterait de nouveau la machine à coudre, cette tête au front marqué à présent de deux ecchymoses.
Il se domine et répète :
— Qu’est-il donc arrivé à notre petit ?
« À notre petit »… Son mari ne s’était pour ainsi dire jamais exprimé ainsi. Et c’est comme si ces deux mots arrachaient Anna au monde de sa douleur et la faisaient réémerger dans leur univers commun. Elle étouffe ses sanglots, elle ouvre même les yeux – des yeux habituellement très bleus, mais qui semblent à présent ternis et éteints pour toujours.
— À notre petit ? chuchote-t-elle. Que pourrait-il bien lui arriver ?… Il n’y a rien… Il n’y a plus de petit… Voilà ce qu’il y a !
Quangel dit seulement :
— Oh !
Un « oh ! » venu du plus intime de son être. Sans s’en apercevoir, il a lâché la tête d’Anna et il s’est emparé de la lettre. Ses yeux regardent fixement les lignes, sans pouvoir encore les lire.
Mais sa femme lui arrache le feuillet, avec une soudaine violence. Elle a changé du tout au tout. Avec fureur, elle déchire la missive en menus fragments, tout en lui criant au visage, à mots précipités :
— Pourquoi lirais-tu ces ordures, ces mensonges ignobles, qu’ils écrivent tous ?… Qu’il est tombé en héros « pour son Führer et pour son peuple » ?… Qu’il a été un soldat et un camarade exemplaire ?… Voilà ce que tu te laisserais conter par ces gens, alors que nous savons si bien tous les deux que notre petit ne vivait que pour ses bricolages de radio, et qu’il a pleuré quand il a dû rejoindre l’armée !… Combien de fois ne m’a-t-il pas dit, pendant son service militaire, qu’il aurait volontiers sacrifié sa main droite pour être délivré de ces gens-là !… Et maintenant, un soldat modèle et un mort exemplaire !… Mensonges, mensonges, rien que mensonges !… Mais, tout ça, c’est vous qui l’avez préparé, avec votre misérable guerre, toi et ton Führer !
Dressée devant lui, elle l’affronte, les yeux étincelants de fureur.
— Moi et mon Führer ? murmure-t-il, tout abasourdi par cette attaque. Pourquoi est-il tout à coup mon Führer ?… Je ne suis même pas membre du Parti… Tout au plus du Front du Travail, parce que tout le monde doit en être… Ce Führer, nous l’avons porté au pouvoir, toi tout autant que moi.
Il a dit cela à la façon lente et posée qui lui est habituelle. Moins pour se défendre que pour rétablir la vérité. Mais pourquoi l’attaque-t-elle si brusquement ?… N’ont-ils pas toujours été du même avis ?
Elle poursuit, avec emportement :
— Mais, finalement, n’es-tu pas toujours le seul à décider de tout ? Même quand il s’agit d’aménager dans la cave un réduit pour la provision de pommes de terre, il faut qu’il soit comme tu veux et non pas comme je voudrais. Et pour une chose qui engageait toute notre existence, tu as pris la décision la plus mauvaise. Mais voilà : tu es un sournois, tu ne songes qu’à avoir la paix et à ne pas te faire remarquer. Quand ils ont tous hurlé : « Führer, commande : nous te suivons ! » tu as fait comme eux, et nous avons bien dû t’emboîter le pas une fois de plus !… Mais maintenant, Otto, mon petit est mort. Aucun Führer au monde ne me le rendra, ni toi non plus !
Quangel a écouté tout cela sans riposter. Il n’a jamais aimé se battre. Sentant d’ailleurs que seule la douleur parle en elle, il aime presque mieux faire face à ces griefs passionnés qu’à l’expression de son désespoir. Il ne répond que par quelques mots :
— Il faudra bien le dire à Trudel !
Trudel est l’élue, presque la fiancée de leur fils. Bien que le garçon ne soit plus là, elle vient souvent bavarder le soir avec ceux qu’elle appelle déjà « Maman » et « Père ». Pendant la journée, elle travaille dans une usine de confection d’uniformes.
L’évocation de Trudel ramène sur-le-champ Anna Quangel à d’autres pensées. Elle jette un coup d’œil à l’horloge murale, et elle soupire :
— Vas-tu t’en occuper avant ton travail ?
— Je suis de service de une à onze, répond-il. Je m’occuperai de Trudel.
— Bien, dit-elle, vas-y. Mais invite-la seulement à venir ici et ne lui dis encore rien du petit. Je veux lui apprendre moi-même la nouvelle… Ton repas sera prêt pour midi.
— J’y vais, et je lui dirai de venir ici ce soir.
Mais il ne se décide pas encore à sortir. Il regarde le visage livide de sa femme. Elle le regarde aussi.
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