En revanche, ce qui le contrarie, c’est l’heure : il est cinq heures moins six, et il voudrait voir ce menuisier Dollfuss à sa scie avant de quitter l’atelier. Il se met donc en route une minute plus tôt qu’il n’en avait l’intention ; le temps de rappeler Dollfuss à l’ordre.

Mais il ne le trouve ni aux toilettes, ni dans les couloirs, ni dans les ateliers avoisinants ; quand il revient dans son propre atelier, il est cinq heures moins une. Il est grand temps ! Pour être ponctuel, il débarrasse vite sa veste du plus gros de la sciure de bois et se hâte de gagner le bâtiment administratif, où se trouve la cantine des employés.

Elle est visiblement préparée pour un discours : tribune pour les orateurs, longue table pour les présidents, et nombreuses rangées de chaises. Il connaît tout cela par les réunions du Front du Travail, auxquelles il a souvent dû prendre part. Mais ces assemblées-là se tiennent toujours à la cantine des ouvriers. Une seule différence : les chaises cannées remplacent ici les rudes bancs de bois. Et puis, guère de tenues de travail, mais un grand nombre d’uniformes bruns et même gris, parmi lesquels disparaissent presque les employés en civil.

Quangel s’assied sur une chaise tout près de la porte. Comme cela, dès la fin du discours, il pourra regagner son atelier aussi vite que possible. La salle est déjà presque remplie. Les uns sont assis, tandis que d’autres discutent, debout, par petits groupes.

Tous portent la croix gammée. Quangel est, semble-t-il, le seul à ne pas l’arborer, avec, bien sûr, les militaires ; mais ceux-là ont les emblèmes de leur nationalité. Ce doit être par erreur qu’on a invité le contremaître. Il tourne la tête de côté et d’autre et reconnaît quelques visages. Ce gros, tout pâle, déjà assis à la table des autorités, c’est le directeur général Schröder, qu’il connaît de vue. Et le petit au nez pointu avec son pince-nez, c’est le caissier, qui lui paie son salaire tous les samedis et avec lequel il a déjà eu quelques prises de bec violentes à propos de retenues qu’Otto jugeait trop élevées.

« C’est drôle, songe-t-il, quand cet homme est à sa caisse, il ne porte jamais l’insigne du Parti ! »

Mais la plupart des visages qu’il voit là lui sont totalement inconnus ; presque uniquement des bureaucrates. Soudain, son regard se fait inquisiteur : il a reconnu dans un groupe le bonhomme qu’il a cherché vainement aux toilettes. Mais le menuisier Dollfuss n’est pas en tenue de travail : il porte son beau costume des dimanches et s’entretient d’égal à égal avec deux messieurs en uniforme du Parti. Il porte également une croix gammée : ce type qui s’est parfois fait remarquer à l’atelier par des discours fort peu orthodoxes !…

« C’est donc ça ! se dit Quangel. Un provocateur !… Peut-être n’est-il même pas menuisier et ne s’appelle-t-il pas Dollfuss ?… Dollfuss, n’est-ce pas un chancelier d’Autriche, qu’ils ont assassiné ?… Des combines, tout ça ! Et je n’ai jamais rien remarqué ! »

Et il essaye de se t’appeler si cet homme était déjà dans son atelier quand Ladendorf et Tritsch ont disparu de la circulation. On a murmuré qu’ils avaient été envoyés dans un camp de concentration.

Quangel s’est raidi, il se dit in petto : « Attention !… Je suis ici parmi des assassins. » Il pense encore : « Je ne vais pas me laisser faire, moi aussi, par ces gaillards !… Je ne suis qu’une vieille bête de contremaître qui ne comprend pas grand-chose… Mais me mettre à leur remorque, non, jamais !… J’ai vu ce matin comme Anna a pris le coup, puis Trudel. Je ne joue pas ce jeu-là… Je ne veux pas qu’une mère ou une fiancée soit ainsi frappée par ma faute… Qu’ils me laissent en dehors de leurs histoires ! »

Cependant la salle s’est remplie, jusqu’à la dernière place. La table présidentielle est entièrement garnie d’uniformes bruns ou noirs. À la tribune, un major ou un colonel (Quangel n’a jamais appris à distinguer les uniformes et les grades), parle de la situation militaire.

Bien entendu, la grande victoire sur la France sera dignement fêtée. L’Angleterre aussi sera écrasée dans quelques » semaines. L’orateur en vient alors progressivement au point qui lui semble le plus important : quand le Front remporte de tels succès, on peut compter que l’arrière aussi fera son devoir. La suite sonne presque comme si le major (ou le colonel ou le capitaine) arrivait en droite ligne du quartier général pour dire, de la part du Führer, au personnel de la fabrique de meubles Krause et Cie, qu’il faut absolument qu’il augmente sa production. Le Führer désire que le rendement s’accroisse de cinquante pour cent dans les trois mois et soit doublé dans les six mois. Des propositions de l’assemblée pour atteindre ce but seront les bienvenues. Mais celui qui ne collaborerait pas devait être considéré comme saboteur et traité en conséquence.

Tandis que l’orateur lance encore un Siegheil en l’honneur du Führer, Quangel se dit : « Dans quelques semaines, l’Angleterre sera écrasée et la guerre terminée. Mais nous devons doubler en six mois notre production de matériel de guerre !… À qui fera-t-on avaler celle-là ? »

Mais l’orateur suivant monte à la tribune.