Pendant les courts arrêts de travail, les ouvriers tâchent de s’écarter de lui le plus possible. De la sorte, il bénéficie tout naturellement d’un respect qu’un autre ne pourrait obtenir qu’à grand renfort de discours et d’exhortations.
La direction de l’usine sait bien tout ce dont elle est redevable à Otto Quangel. C’est son atelier qui a toujours le rendement le plus élevé. Il n’y a jamais de difficultés. Et Quangel est docile. Il aurait eu de l’avancement depuis longtemps s’il s’était inscrit au Parti. Mais il refuse toujours :
— Je n’ai pas d’argent pour ça, dit-il. J’ai besoin de chaque mark que je gagne, j’ai une famille à nourrir.
On se moque derrière son dos de ce qu’on appelle sa ladrerie. Il semble souffrir le martyre chaque fois qu’il doit donner quelques pfennigs à quelque collecte. Son affiliation au Parti lui vaudrait une augmentation, qui compenserait largement les cotisations qu’il devrait payer. Mais ce raisonnement semble le dépasser ; ce contremaître capable est en même temps, politiquement, un cas désespéré. On n’a donc pas hésité à lui laisser ses petites fonctions de dirigeant subalterne, bien qu’il ne soit pas membre du Parti.
En réalité, si Otto ne s’y inscrit pas, ce n’est pas par avarice. Certes, il est très strict pour les questions d’argent et peut se faire du mauvais sang pendant des semaines pour un sou dépensé inconsidérément. Mais, s’il est strict pour lui-même, il l’est également pour les autres. Et ce fameux Parti lui semble fort peu pointilleux sur ce point. Il a vu la formation que l’école et la Jeunesse Hitlérienne ont donnée à son fils. Anna lui a rapporté des faits qui confirment d’ailleurs sa propre expérience : à l’usine, toutes les fonctions bien rétribuées sont toujours confiées aux membres du Parti, ce qui donne à penser que le Parti n’est pas équitable. Le contremaître entend donc bien n’assumer aucune responsabilité dans ces faits qu’il réprouve.
C’est pour cela que, ce matin, l’exclamation d’Anna, « Toi et ton Führer », l’a tellement ulcéré. Bien sûr, il a cru jusqu’à présent à la droiture des intentions du Führer. Celui-ci aurait dû pourtant éloigner de son entourage tous ces parasites et ces profiteurs qui ne songent qu’à se remplir les poches ; tout aurait été beaucoup mieux. En attendant, Otto ne fait pas chorus avec ces gens-là, pas le moins du monde. Et ça, Anna le sait parfaitement, elle, le seul être auquel il se confie un peu. Mais tant pis ! Elle a dit ces mots dans le premier moment de douleur. Le temps passera, et Otto oubliera, car comment garderait-il rancune à sa femme ?
Dans l’atelier où bourdonnent et grincent raboteuses, scies à ruban et foreuses, Otto Quangel constate donc que la nouvelle de la mort de son fils, et plus encore les réactions d’Anna et de Trudel, produisent en lui des effets de plus en plus profonds. Ce n’est pourtant pas cela qui retient son attention pour le moment.
Le menuisier Dollfuss a quitté l’atelier depuis sept minutes et dans son groupe le travail se fait au ralenti. Il est certainement allé une fois de plus aux toilettes pour y pérorer ou y fumer une cigarette. Quangel lui accorde encore trois minutes ; passé ce délai, il ira le chercher lui-même et le ramènera au travail !
Pendant que son regard suit l’aiguille de l’horloge murale, il songe à l’odieuse affiche qu’il a vue au-dessus du visage de Trudel et il se demande ce que peut être la haute trahison. Puis il songe à la convocation que le portier lui a remise et par laquelle il est prié, en termes laconiques, de se rendre à 5 heures précises à la cantine des employés.
Cette convocation ne l’inquiète guère. Jadis, quand on fabriquait encore des meubles, il avait souvent dû se rendre à la direction pour discuter de quelque détail de fabrication. Bien sûr, la cantine des employés, c’est du nouveau ; mais ça lui est égal.
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