Pardessus les rangées de chaises, le bonze brun et le vieux contremaître se regardent fixement. Et Otto Quangel se rassied tout à coup, comme si tout était terminé. Le brun s’assied aussi. Le directeur général Schröder lève la séance par le Siegheil en l’honneur du Führer – un Siegheil qui n’est guère claironnant.
Cinq minutes plus tard, Quangel se retrouve dans son atelier. La tête un peu relevée, il laisse son regard errer lentement sur toutes les machines. Mais ce n’est plus le même Quangel qui est là. Il le sait, il le sent, il les a tous dominés. Dominés d’une façon odieuse, peut-être, en exploitant la mort de son fils. Mais doit-on être correct avec de telles gens ?
« Non, se répond-il à lui-même, à voix presque haute… Non, Quangel, tu ne redeviendras plus jamais le Quangel que tu étais !… Je suis curieux de savoir ce qu’Anna dira de tout ça… Est-ce que Dollfuss ne reprendra plus son travail ici ?… En ce cas, je dois exiger qu’il soit remplacé immédiatement. Nous sommes en retard pour la production. »
Mais Dollfuss arrive. Il est même accompagné d’un chef de service. Et le contremaître Otto Quangel est informé que, s’il conserve la direction technique de cet atelier, il faut qu’il cède à Herr Dollfuss ses fonctions au Front du Travail :
— Compris ?
— Bien sûr, que j’ai compris !… Je suis heureux que tu me décharges de ça, Dollfuss. Mon ouïe devient de plus en plus mauvaise, et, dans le tapage qu’il y a ici, je ne pourrais absolument pas épier nos camarades, comme le monsieur nous a demandé de le faire.
Dollfuss dit rapidement :
— De tout ce que vous venez de voir et d’entendre là-bas, pas un mot à qui que ce soit ! Sinon…
Presque offensé, Quangel répond :
— À qui parlerais-je, Dollfuss ?… M’as-tu entendu une seule fois discourir avec quelqu’un ?… Ça ne m’intéresse pas. Il n’y a que mon travail qui m’intéresse !… Et, là, je sais que nous sommes fameusement en retard aujourd’hui !… Il est grand temps que tu reprennes ta place à ta machine… Tu as déjà perdu une heure trente-sept minutes.
Un moment plus tard, Dollfuss est à son poste. On ne sait comment, le bruit se répand dans l’atelier que le Dollfuss s’est fait sérieusement laver la tête pour ses bavardages continuels et pour ses cigarettes clandestines.
Le contremaître Quangel va d’une machine à l’autre, donne un coup de main, regarde fixement l’un ou l’autre bavard, et songe :
— Me voilà débarrassé à jamais de ces gens !… Et ils ne soupçonnent rien. Pour eux, je ne suis qu’un vieux gâteux… Le « Cher monsieur » que j’ai lancé au brun leur a donné le coup de grâce… Quand même, je suis curieux de voir ce qui va se passer pour moi… Car je suis sûr qu’il y a pour moi quelque chose qui commence… Mais quoi ?… Je n’en sais encore rien.
INVASION NOCTURNE
La soirée était déjà fort avancée quand Borkhausen finit par retrouver Enno dans un de ces cabarets qu’il fréquentait assidûment. Attablés devant un verre de bière dans un recoin discret, ils chuchotèrent interminablement. Le garçon dut leur rappeler par trois fois que l’heure de la fermeture était passée depuis un bon moment et qu’ils feraient bien de regagner leurs pénates.
Ils marchèrent d’abord en direction de l’avenue de Prenzlau, puis Enno manifesta l’intention de rebrousser chemin, se souvenant tout à coup de Tutti… C’était une particulière qui jadis avait été fort accueillante pour lui… Et ce genre de bonnes fortunes l’attirait infiniment plus que les sales histoires auxquelles on voulait le mêler.
Mais Emil Borkhausen poussa des clameurs. C’était vraiment trop bête !… Pour la dixième, pour la centième fois, il répéta à Enno qu’il n’était absolument pas question de sales histoires. Il s’agissait tout simplement d’une saisie, presque légale et sous la protection des SS Et ça devait se passer chez une vieille Juive, au sort de laquelle personne ne s’intéressait. Il leur suffirait de disparaître de la circulation pendant un certain temps. La police et la justice ne se mêleraient pas le moins du monde de cette affaire.
À tout cela Enno répliqua obstinément qu’il n’avait encore jamais trempé dans des affaires de ce genre, et qu’il n’y comprenait d’ailleurs rien. Les femmes et les courses, ça le connaissait ; mais il n’avait jamais péché en eaux troubles. La Tutti avait toujours été parfaitement débonnaire, bien qu’elle eût été surnommée « la Babouine ». Elle ne se rappelait certainement plus qu’elle l’avait jadis tiré d’embarras avec un peu d’argent et quelques tickets de ravitaillement, – et cela sans même s’en être doutée !
Là-dessus, ils arrivèrent avenue de Prenzlau.
Borkhausen, oscillant comme d’habitude entre la flagornerie et la menace, dit avec une réprobation véhémente :
— Mais qui donc te demande d’y comprendre quelque chose ?… Je m’occuperai bien seul de l’oiseau… Tu peux assister à ça les mains dans les poches… Je me chargerai même de ta valise, si tu le désires… Comprends donc une fois pour toutes que je te prends avec moi uniquement pour me protéger contre un tour éventuel des SS Tu seras en quelque sorte le témoin d’un partage régulier… Pense donc à tout ce qu’il y a à prendre chez une commerçante juive aussi riche, même si la Gestapo s’est déjà servie quand elle a arrêté le mari.
Tout à coup, sans plus se défendre ni hésiter, Enno Kluge accepta. Et il lui tardait à présent d’arriver rue Jablonski. Ce qui l’avait décidé à triompher de son inquiétude et à dire un « oui » catégorique, ce n’était ni le discours de Borkhausen, ni la perspective d’un riche butin mais tout simplement la faim. Il avait pensé au garde-manger des Rosenthal. Les Juifs ont toujours aimé faire bonne chère. Pour sa part, de toute sa vie, il n’avait jamais rien savouré d’aussi délectable que l’oie farcie que lui avait offerte un jour un tailleur juif.
Dans une sorte d’hallucination, il s’imagina bel et bien qu’il allait trouver cette pièce de choix dans le garde-manger des Rosenthal ; dans un mirage, il vit le volatile fastueux, trônant dans sa sauce figée.
Dès lors, il ne pensa plus qu’à s’emparer du plat et à réchauffer le tout sur le gaz.
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