Tout le reste lui était égal, et Borkhausen pouvait faire ce qu’il voulait pour sa part, Enno tremperait du pain dans la sauce chaude et fortement épicée, il saisirait l’oie à pleines mains, il y mordrait à belles dents, et la graisse dégoulinerait de toutes parts.
— Mettons les bouchées doubles, Emil. Ça presse.
— Pourquoi si vite, tout à coup ? demande Borkhausen.
Mais, au fond, cet empressement lui convient on ne peut mieux. Il lui tarde également de terminer cette affaire, qui n’entre guère dans le cadre de ses activités habituelles. Il ne se sent inquiet ni à cause de la police, ni à cause de la vieille Juive (il n’y a pas grand risque à « aryaniser » ce qu’elle possède). Ce sont les Persicke qui lui causent du souci : ce tas de charognes seraient parfaitement capables de susciter des ennuis à leur complice. Ce n’est qu’à cause des Persicke qu’il a pris avec lui ce faiblard d’Enno ; un témoin qu’ils ne connaissent pas et qui les empêcherait éventuellement de lui créer des difficultés.
Rue Jablonski, tout marche comme sur des roulettes. Il peut être 22 h 30 quand ils ouvrent la porte de l’immeuble avec la clef qui convient. Ils écoutent dans la cage d’escalier… Pas un bruit… Ils ont allumé la lumière et se sont déchaussés… Borkhausen ricane :
— Ménageons le repos des locataires !
La lumière de nouveau éteinte, ils montent avec célérité et légèreté, ne commettant aucune des maladresses qui signalent les débutants : pas un craquement, pas un heurt malencontreux. L’ascension s’est faite dans un silence total. Belle performance !
Ouvrir la porte de la Rosenthal, Borkhausen s’est imaginé que ça allait être très difficile ; et voilà qu’elle n’est même pas fermée à clef !… Quelle étourdie, cette femme ! C’est pourtant une Juive, elle aurait des raisons d’être doublement prudente.
Ils se retrouvent donc tous deux dans l’appartement, sans même savoir comment cela s’est fait. Alors, sans façon, Borkhausen allume la lumière. Il est à présent d’un sans-gêne total. Il annonce, comme il l’a fait le matin à Baldur Persicke :
— Si la vieille Juive pousse des cris, je lui caresse les joues.
Ils commencent par inspecter en toute tranquillité le petit couloir, tout encombré de meubles, de malles et de caisses. Les Rosenthal au temps de leur prospérité avaient une vaste habitation, mais quand on doit vider précipitamment les lieux pour aller vivre dans trois pièces…
Il tarde aux deux hommes de commencer sur-le-champ à fureter, à chaparder et à empaqueter. Mais Borkhausen juge plus indiqué de se mettre d’abord en quête de la Rosenthal et de la bâillonner, pour qu’il n’y ait pas de complications.
Les lieux sont si encombrés qu’on peut à peine se mouvoir. Il faudrait plus de dix minutes pour tout emporter. Ils ne choisiront donc que le meilleur.
Mais ils ne trouvent pas trace de la Rosenthal. Borkhausen a pourtant tout inspecté, y compris la cuisine et le WC. Le lit de la Juive n’est même pas défait… C’est ce qui s’appelle avoir de la chance. Ça épargne les tracas et facilite singulièrement la besogne.
Borkhausen retourne dans la première pièce et commence à fouiner, sans même remarquer qu’il a perdu en route son complice. Enno est resté dans la salle à manger, où, amèrement déçu, il n’a trouvé que deux oignons et un demi-pain. Il a quand même commencé à faire honneur à ce repas frugal. Les oignons coupés en tranches sur ce pain semblent délectables à son estomac qui criait famine.
Tout en mastiquant, Enno Kluge remarque, dans le corps inférieur du buffet, de nombreuses bouteilles de vin et de schnaps. Toujours plein de modération, sauf quand il s’agit de courses hippiques, il débouche une bouteille de vin doux, dont il humecte de temps à autre ses tartines à l’oignon. Mais il ne persévère pas dans cette tempérance relative, et Dieu seul sait comment et pourquoi. Il s’empare d’une bouteille de cognac. En quelques rasades, il la vide plus qu’à moitié.
Puis, le schnaps ayant cessé de l’intéresser, il va retrouver Borkhausen, qui a fouillé la grande pièce de fond en comble, ouvrant armoires et malles et jetant sur le sol ce qui y était emballé.
— Eh bien, mon vieux, ils ont pris toute leur boutique de lingerie avec eux ! dit Enno, tout ébahi.
— Ne bavarde pas tant. Donne-moi plutôt un coup de main, répond Borkhausen. Il y a sûrement de l’argent et des bijoux cachés ici. Les Rosenthal étaient jadis millionnaires… Et tu parlais de menu fretin, idiot que tu es !
Pendant un moment, ils travaillent tous les deux silencieusement, jetant de plus en plus de choses sur le sol, déjà encombré de vêtements, de linge et d’objets de toutes sortes.
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