Une journée telle qu’il n’en a encore jamais vécu.

Et il ne voudrait plus en vivre une semblable : tout a été désagréable, y compris son renvoi du poste qu’il avait au Front de Travail… Il a souffert de devoir parler à toutes sortes de gens qui lui déplaisent. Il pense à la lettre de la Feldpost, annonçant la mort d’Otto, la lettre qu’Eva Kluge lui a donnée. Il pense au mouchard Borkhausen qui voulait si lourdement le « mettre dedans »… Il pense au couloir de la fabrique d’uniformes, avec les affiches qui flottaient dans les courants d’air et sur lesquelles Trudel appuyait son visage…

Il pense au pseudo-menuisier Dollfuss, cet éternel fumeur de cigarettes… Les médailles et les décorations tintinnabulent de nouveau sur la poitrine de l’orateur en uniforme brun… À présent, dans l’obscurité, c’est la petite main ferme du conseiller Fromm qui le prend et le pousse vers l’escalier… Puis, c’est le jeune Persicke, dont les bottes miroitantes piétinent le linge… Et, dans le coin, les deux ivrognes ensanglantés râlent et gémissent.

Il se serait peut-être endormi, mais il y a encore quelque chose qui le trouble, quand il repasse dans son esprit cette journée : quelque chose qu’il a entendu de façon très nette, puis oublié… Il se soulève sur son divan et écoute longtemps, attentivement… C’est exact : il avait bien entendu !… Il appelle impérativement :

— Anna !

Elle répond plaintivement, d’une façon qui ne lui est pas du tout habituelle :

— Pourquoi me déranges-tu encore, Otto ?… Ne pourrai-je donc pas trouver le repos ?… Je t’ai pourtant dit que je ne voulais plus parler.

Il poursuit :

— Pourquoi dois-je dormir sur le divan, puisque Trudel est dans le même lit que toi ?… Mon lit est donc libre.

Un moment de profond silence, puis la voix presque suppliante de sa femme :

— Mais père, Trudel dort vraiment dans ton lit ! Je suis seule dans le mien. J’ai les membres tellement meurtris !

Il l’interrompt :

— Tu ne devrais pas me mentir, Anna… Vous êtes trois à respirer, là, je l’ai bien entendu… Qui dort dans mon lit ?

Silence, long silence… Puis, Anna dit avec fermeté :

— N’en demande pas tant… Ce qu’on ignore ne fait de mal à personne… Tais-toi plutôt, Otto !

Mais lui, inflexible :

— Dans cette maison, je suis le maître… Il ne peut y avoir de secret pour moi ici, car j’ai à répondre de tout… Qui dort dans mon lit ?

Long silence... Long… Alors, s’élève une voix de femme, cassée et grave :

— C’est moi, Frau Rosenthal, Herr Quangel… Votre femme et vous n’aurez pas d’ennuis à cause de moi… Je m’habille… Je remonte tout de suite.

— Vous ne pouvez pas regagner votre appartement maintenant, Frau Rosenthal. Les Persicke sont là-haut, et aussi deux autres individus… Pour le moment, restez dans mon lit. Demain matin, de très bonne heure, à 6 ou 7 heures, descendez chez le conseiller Fromm et sonnez à sa porte, au rez-de-chaussée. Il vous aidera, il me l’a dit.

— Je vous remercie beaucoup, Herr Quangel.

— Vous pouvez remercier le conseiller. Pas moi, je vous mets carrément à la porte de chez moi… À ton tour maintenant, Trudel.

— Devrai-je aussi partir, père ?

— Oui, tu le dois. C’est ta dernière visite chez nous, et tu sais pourquoi… Peut-être qu’Anna ira parfois te voir, mais je ne le crois pas. Quand elle aura retrouvé son bon sens et que j’aurai pu lui parler.

Sa femme crie presque :

— Je ne supporterai pas ça. Je partirai plutôt aussi !… Alors, tu pourras rester seul chez toi… Tu ne penses qu’à ta tranquillité !

— C’est exact, interrompt-il avec violence. Je ne veux courir aucun danger. Et surtout je ne veux pas être mêlé aux affaires d’autrui quand elles sont dangereuses. Si je dois offrir ma tête, ce sera pour ce que j’ai décidé de faire, et non pour des idioties commises par d’autres !… Je ne dis pas que je ferai quelque chose, mais si cela arrive, ce sera avec toi seule, Anna, avec personne d’autre, fût-ce une gentille fille comme Trudel ou une vieille femme sans défense comme vous, Frau Rosenthal… Peut-être ma façon d’agir n’est-elle pas la bonne, mais je ne puis faire autrement. Je suis ainsi, et je ne puis pas me changer… Voilà. Maintenant je veux dormir.

Là-dessus, Otto Quangel se retourne sur le divan. Les femmes chuchotent encore un peu, mais cela ne le dérange pas. Il le sait, sa volonté s’accomplira. Demain matin, sa demeure sera de nouveau nette, et Anna se soumettra… Plus d’histoires louches !… Et lui seul, uniquement lui !

Il s’endort. Et celui qui pourrait le voir dormir ainsi, celui-là le verrait sourire : un sourire farouche sur ce dur visage en lame de couteau, un sourire farouche, belliqueux, mais pas méchant…

LE MERCREDI MATIN

Tous les événements qui précèdent se déroulèrent un mardi. Le matin du mercredi suivant, très tôt, entre 5 et 6 heures, Frau Rosenthal, accompagnée de Trudel Baumann, quitta l’appartement des Quangel. Otto dormait encore profondément. Trudel accompagna presque jusqu’à la porte du conseiller Fromm Frau Rosenthal à demi morte d’inquiétude, avec son étoile jaune sur la poitrine. Puis la jeune fille remonta la moitié d’un étage, bien décidée à défendre la Juive jusqu’à la mort si un Persicke survenait.

Trudel remarqua qu’à peine Frau Rosenthal eut appuyé sur le bouton de la sonnerie, la porte s’ouvrit, comme si quelqu’un avait attendu déjà de l’autre côté. Quelques mots forent échangés à voix basse, puis Frau Rosenthal entra, et Trudel Baumann gagna la rue. La porte de la maison était déjà ouverte.

Elles avaient eu de la chance. Malgré l’heure matinale, les deux SS avaient franchi le seuil de l’immeuble moins de cinq minutes plus tôt. Et c’est ainsi qu’avait pu être évitée une rencontre qui eût été fatale, tout au moins pour Frau Rosenthal, étant donné la stupidité et la brutalité des deux garçons.

Les deux SS n’étaient pas partis seuls. Ils avaient reçu de Baldur l’ordre d’emmener et de rendre à leurs femmes respectives Borkhausen et Enno Kluge (Baldur avait examiné entre-temps les papiers de ce dernier).