Il est soudain là parmi eux, comme une apparition spectrale, inspirant aux Persicke un effroi nouveau et encore plus grand.

L’apparence extérieure du vieux monsieur est extrêmement bizarre. De taille plutôt petite, il est élégamment drapé dans une robe de chambre bleu foncé, dont les bords sont galonnés de soie rouge. Le vieux monsieur a une barbiche gris fer et une moustache blanche presque rase. Les cheveux très clairsemés, encore bruns et peignés avec soin, ne dissimulent pas entièrement sur son crâne des zones dénudées. Derrière les lunettes étroites à monture d’or brillent des yeux espiègles et moqueurs.

— Non, messieurs, dit-il sans la moindre gêne et comme s’il continuait ainsi un agréable entretien commencé depuis longtemps, non, messieurs, Frau Rosenthal n’est pas ici. Mais un des jeunes messieurs Persicke devrait prendre la peine de se rendre aux toilettes. Monsieur Persicke père semble n’être pas très bien. En tout cas, il tenté pour le moment de se pendre avec un essuie-main… Je n’ai pas pu l’en dissuader.

Le vieux conseiller sourit, tandis que les deux aînés quittent précipitamment la chambre. C’est presque comique ! Le jeune Persicke est à présent très pâle et tout dégrisé. Ce vieux monsieur qui vient d’entrer dans la chambre et qui parle avec tant d’ironie est un homme dont Baldur lui-même reconnaît la supériorité.

— Vous comprenez, monsieur le Conseiller, mon père, à parler franc, est tout à fait saoul… La capitulation de la France…

— Je comprends, je comprends parfaitement, dit le vieux conseiller, avec un geste apaisant de la main… Nous sommes tous des hommes, mais nous différons en ceci que nous ne nous pendons pas tous quand nous avons trop bu.

Il se tait un instant et sourit. Puis :

— Il a naturellement raconté bien des choses !… Mais ce ne sont là que bavardages d’ivrogne.

Nouveau sourire.

— Monsieur le Conseiller, implore presque Baldur, je vous en prie, prenez cette affaire en main !… Vous avez été juge, vous savez ce qui doit se faire.

— Non, non, dit le conseiller d’un ton résolu. Je suis vieux et malade.

Il n’y paraît guère ; au contraire !

— Et puis, je vis tout à fait retiré. Je n’ai plus guère de contacts avec le monde… Mais c’est vous, Herr Persicke, vous et votre famille, qui avez surpris les deux cambrioleurs… Livrez-les à la police et mettez en sécurité les biens qui se trouvent ici… J’ai jeté un petit coup d’œil, au cours d’une ronde rapide… J’ai, par exemple, dénombré dix-sept malles ou valises et vingt et une caisses… Entre autres !… Entre autres !

Il a parlé de plus en plus posément. À présent, il dit avec douceur :

— Je crois que l’arrestation des deux cambrioleurs vous vaudra encore de la gloire et de l’honneur, à vous et à votre famille.

Baldur demeure songeur.

Quel vieux renard, ce Fromm !… Il voit vraiment tout, et le père a sûrement dit des bêtises… Mais l’ancien magistrat tient à sa tranquillité et ne veut rien savoir de cette affaire… Pas de danger de ce côté-là !… Et Quangel, le vieux contremaître ?… Celui-là ne s’est jamais mêlé des affaires de qui que ce soit dans la maison ; il n’a jamais salué personne, jamais parlé avec personne. Quangel n’est qu’un vieux travailleur, exténué, vidé ; il n’a plus aucune idée à lui dans la tête. Pourquoi se créerait-il des tracas inutiles ? II est donc tout à fait inoffensif.

Restent les deux piteux ivrognes qui gisent là… Naturellement, on peut les livrer à la police, quitte à nier les racontars auxquels pourrait se livrer Borkhausen… Les Persicke ont suffisamment de crédit, grâce à leur qualité de membres du Parti, de la SS et des Jeunesses Hitlériennes… L’affaire pourrait ensuite être transmise à la Gestapo… On obtiendrait peut-être alors, le plus légalement du monde, une partie de ces richesses, qu’on ne pourrait s’approprier actuellement qu’en courant certains risques. Et il y aurait peut-être des félicitations par-dessus le marché.

L’idée est séduisante. Mais la sagesse n’est-elle pas d’en rester là pour le moment, de remettre sur pied Borkhausen et Enno et de s’en débarrasser avec quelques marks ?… Ceux-là ne parleront certainement pas. Fermer l’appartement dans l’état où il est, que la Rosenthal revienne ou non. Plus tard, il y aura peut-être quelque chose à faire… Baldur en a le sentiment très net, les mesures antijuives vont devenir encore plus rigoureuses. Attendre et voir venir. Dans six mois, on pourra peut-être se permettre des initiatives qui ne sont pas encore de mise aujourd’hui… Maintenant les Persicke ont donné prise sur eux, jusqu’à un certain point. Bien sûr, on ne les attaquera pas de front, mais on jasera sur leur compte dans le Parti. Ils ne seront plus considérés comme absolument sûrs.

Baldur Persicke dit :

— Je serais presque tenté de laisser courir ces deux lascars… Ils me font pitié, monsieur le Conseiller. Ce ne sont que des amateurs.

Il se retourne : il est seul. Le conseiller et le contremaître sont partis… C’est bien ce qu’il s’était dit : les deux hommes ne veulent à aucun prix s’occuper de cette affaire. Et c’est très bien comme ça.

Avec un profond soupir à l’adresse de toutes les belles choses auxquelles il doit renoncer, Baldur se dispose à gagner la cuisine, pour exhorter le père à la réflexion et les frères au renoncement.

Pendant ce temps, dans l’escalier, le conseiller dit à Quangel, qui a quitté la pièce avec lui :

— Si vous avez des difficultés à cause de Frau Rosenthal, Herr Quangel, adressez-vous à moi… Bonne nuit.

— Que m’importe Frau Rosenthal ?… Je ne la connais pas du tout, proteste Quangel.

— Alors bonne nuit, Herr Quangel.

Et le conseiller Fromm disparaît en descendant l’escalier.

Quangel ouvre la porte de son appartement.

CONVERSATION NOCTURNE
CHEZ LES QUANGEL

Quangel n’est pas plutôt entré dans la chambre à coucher que sa femme Anna, toute saisie, lui crie :

— N’allume pas père !… Trudel dort ici dans ton lit… Je t’ai préparé une couchette dans la pièce, sur le divan.

— C’est bien, Anna, répond Quangel, tout en s’étonnant de cette innovation qui veut que Trudel doive absolument dormir dans son lit à lui. Jusqu’à présent, c’est toujours elle qui prenait le divan.

Quand il s’est déshabillé et qu’il s’est allongé sur le divan, il demande :

— Veux-tu déjà dormir, Anna, ou pouvons-nous encore parler un peu ?

Elle hésite un moment :

— Je suis si fatiguée !… À en mourir, Otto !

« Donc elle est encore fâchée contre moi. Pourquoi ? » se demande Otto Quangel.

Mais il dit, sur le même ton :

— Dors, alors, Anna !… Bonne nuit.

De son lit, elle lui répond :

— Bonne nuit, Otto.

Et Trudel aussi chuchote doucement :

— Bonne nuit, père.

— Bonne nuit, Trudel, répond-il.

Et il se met sur le côté, en souhaitant de s’endormir aussi vite que possible, car il est très fatigué ; vraiment recru de fatigue, comme on peut être affamé au-delà de toute mesure… Il ne parvient pas à trouver le sommeil... Une longue journée, pleine d’événements à n’en plus finir.