Elle avait en poche sa lettre à son fils Max, mais très peu d’espérance et de foi dans le cœur. Elle distribua le courrier comme elle le faisait depuis tant d’années. Cela valait mieux que de rester chez elle, inactive et torturée par de tristes pensées.

Persicke, après s’être assuré que la femme n’était vraiment pas là, sonna à la porte voisine, en l’occurrence à la porte de cette Frau Gesch qui, la veille au soir, avait aidé Enno à pénétrer dans l’appartement de sa femme. Persicke lui poussa dans les bras la forme meurtrie et se contenta de dire :

— Voilà !… Occupez-vous de ce type. Il doit habiter ici.

Et il s’en fut.

Frau Gesch avait pris la ferme résolution de ne plus jamais se mêler des affaires de Kluge. Mais si grand était le pouvoir d’un SS et si grande l’inquiétude qu’inspirait ce personnage qu’elle accueillit Kluge chez elle sans protester, qu’elle le fit asseoir dans sa cuisine et lui prépara café et pain. Son mari était déjà parti pour son travail.

Frau Gesch voyait bien combien le petit Kluge était épuisé. Elle voyait également sur son visage, à sa chemise déchirée, aux souillures du pardessus, les traces de mauvais traitements prolongés. Mais comme Kluge avait été amené par un SS, elle s’abstint de poser la moindre question. Elle ne voulait rien savoir de ce qui était arrivé à son voisin. Quand on ne sait rien, on ne se trahit pas en bavardant, et on évite ainsi de se mettre en péril…

Kluge mastiquait lentement le pain, buvait le café. De grosses larmes de souffrance et d’épuisement coulaient sur son visage. Frau Gesch jetait parfois sur lui un regard scrutateur. Quand il eut enfin terminé, elle demanda :

— Et où irez-vous maintenant ?… Votre femme ne vous reprendra jamais, vous le savez bien.

Il ne répondit rien, il se contentait de regarder fixement devant lui.

— Et vous ne pouvez pas non plus rester chez moi… D’abord parce que Gustav ne le veut pas… Ensuite parce que je ne puis pas fermer tout à clef… Alors, où irez-vous ?

Il ne répondait toujours rien. Frau Gesch s’énerva :

— Alors, je vous mets devant la porte sur l’escalier… Je le fais à l’instant… Ou bien ?

Il dit péniblement :

— Tutti… Une vieille amie…

Et il se remit à pleurer.

— Bon Dieu, quel pleurnicheur ! dit Frau Gesch, méprisante… Si je devais faire la poule mouillée comme ça chaque fois qu’il y a quelque chose qui va de travers !… Alors, cette Tutti, quel est son vrai nom et où habite-t-elle ?

Moyennant d’interminables interrogatoires et menaces, elle apprit que Kluge ne connaissait pas le véritable nom de Tutti, mais qu’il se faisait fort de trouver son logis.

— Bon ! bon ! dit Frau Gesch. Mais vous ne pouvez pas y aller seul. N’importe quel policier vous arrêterait… Je vous accompagnerai… Mais si vous vous trompez de maison, je vous plante là, en pleine rue. Je n’ai pas de temps à perdre en longues recherches, j’ai à travailler.

Il supplia :

— D’abord, laissez-moi dormir un moment.

Elle décida, après une brève hésitation :

— Soit ! mais pas plus d’une heure !… Dans une heure, en route !… Étendez-vous sur le divan, que je vous borde.

Elle n’était pas encore près de lui, avec le couvre-lit, que Kluge était déjà profondément endormi.

*

*      *

Le vieux conseiller Fromm avait ouvert lui-même à Frau Rosenthal. Il l’avait conduite dans son cabinet de travail, aux murs entièrement tapissés de livres, et lui avait fait prendre place dans un fauteuil. Une liseuse était allumée, un volume était ouvert sur la table. Le vieux monsieur apporta un plateau avec une théière et une tasse, du sucre et deux minces tranches de pain, et il dit à sa visiteuse :

— Commencez par déjeuner, Frau Rosenthal, Nous parlerons ensuite.

Et comme elle voulait lui exprimer au moins sa gratitude, il s’écria avec cordialité :

— Non, vraiment, commencez par déjeuner… Faites absolument comme si vous étiez chez vous ici. J’en fais autant.

Là-dessus, il reprit le livre sous la lampe et commença à lire, tandis que sa main gauche, d’un mouvement mécanique de haut en bas, lissait constamment sa barbiche grise. Il semblait avoir complètement oublié sa visiteuse.

Graduellement, la vieille Juive angoissée reprenait un peu d’assurance. Depuis des mois, elle avait vécu dans la crainte et dans le désordre, parmi des caisses et des malles, s’attendant toujours à subir quelque avanie de la dernière brutalité. Depuis des mois, elle ne connaissait plus ni foyer, ni repos, ni paix, ni plaisir. Et voilà qu’elle se trouvait assise ici près d’un vieux monsieur qu’elle n’avait pratiquement jamais vu auparavant dans l’escalier. Aux murs, les reliures de cuir brun clair et brun foncé de nombreux livres. Près de la fenêtre, un grand bureau d’acajou, des meubles comme elle en avait possédé elle-même aux premiers temps de son mariage. Sur le plancher, un tapis de Zwickau, légèrement usé. Et ce vieux monsieur plongé dans sa lecture et qui lissait sans arrêt sa barbiche – une barbiche semblable à celle que beaucoup de Juifs portaient volontiers.