Et encore cette longue robe de chambre, qui rappelait vaguement à Frau Rosenthal le caftan de son père.

C’était comme si, par une formule magique, tout l’univers de fange, de sang et de larmes se fût englouti : comme si elle avait vécu de nouveau au temps où elle et son mari étaient encore des gens considérés et estimés, et non pas une vermine détestable, qu’on avait le devoir d’exterminer.

Involontairement, elle se passa la main dans les cheveux, et tout naturellement son visage prit une autre expression. Il y avait donc encore de la paix en ce monde ; même ici, à Berlin !

— Je vous suis très reconnaissante, monsieur le Conseiller, dit-elle.

Même sa voix sonnait autrement, plus assurée.

Il eut un regard vif par-dessus son livre :

— Je vous en prie… Buvez votre thé tant qu’il est encore chaud, et mangez votre pain. Nous avons tout le temps. Rien ne nous presse…

Et il se remit à lire. Obéissante, elle but le thé et mangea le pain, bien qu’elle eût préféré parler avec le vieux monsieur. Mais elle voulait lui obéir en tout ; elle ne voulait pas troubler la paix de sa demeure. Elle regarda de nouveau autour d’elle… Tout cela devait être maintenu et respecté ; elle ne mettrait pas en péril ce foyer (trois ans plus tard, une bombe devait le réduire en poudre, et le vieux monsieur si soigné devait mourir dans une cave, d’une mort lente et affreuse)…

Elle dit, tout en déposant la tasse vide sur le plateau :

— Vous êtes très bon pour moi, monsieur le Conseiller, et très courageux. Mais je ne veux pas vous mettre inutilement en danger, vous et votre logis. Tout cela ne sert à rien… Je retourne dans mon appartement.

Le vieux monsieur l’avait regardée attentivement tandis qu’elle parlait. Elle s’était déjà levée, mais il la fit rasseoir :

— Veuillez vous asseoir encore un moment, Frau Rosenthal.

Elle résista :

— Monsieur le Conseiller, je parle très sérieusement.

— Écoutez-moi d’abord, voulez-vous ?… Moi aussi, c’est très sérieusement que je vais vous parler. Tout d’abord, pour ce qui est du danger auquel vous m’exposez, j’ai été en danger ma vie durant, depuis que j’ai embrassé mon état. J’ai une maîtresse à laquelle je dois obéir : elle me gouverne, elle vous gouverne, elle gouverne le monde, même le monde actuel à deux pas de nous, et cette maîtresse est la justice…

C’est en elle que j’ai toujours cru, que je crois aujourd’hui encore. De la justice j’ai fait le seul guide de mes actes.

Tout en parlant ainsi, il allait et venait dans la chambre, les mains derrière le dos, restant toujours dans le champ visuel de Frau Rosenthal. Les mots tombaient paisibles et sans passion ; il parlait de lui comme d’un homme du passé, qui aurait cessé d’exister à proprement parler. Frau Rosenthal écoutait avec une attention soutenue.

— Mais poursuivit le conseiller, je parle de moi au lieu de parler de vous, selon la mauvaise habitude de tous ceux qui vivent très seuls… Excusez-moi… Disons encore un mot du danger. J’ai reçu des lettres de menaces, pendant dix ans, vingt ans, trente ans. À présent, Frau Rosenthal, me voici devenu un vieillard, et je lis mon Plutarque… Le danger ne signifie rien pour moi ; il ne m’angoisse pas, il n’occupe ni mon cerveau ni mon cœur. Ne parlez pas de dangers, Frau Rosenthal.

— Mais ce sont d’autres hommes, aujourd’hui ! s’écria-t-elle.

Il sourit doucement :

— Ce ne sont pas d’autres hommes. Ils sont un peu plus nombreux, et les autres sont un peu plus lâches ; mais la justice est restée identique, et j’espère que nous assisterons encore tous les deux à sa victoire.

Un moment, il s’arrêta, redressé de toute sa taille. Puis, il reprit ses allées et venues et dit doucement :

— Et la victoire de la justice ne sera pas la victoire de ce peuple allemand.

Il se tut un instant, puis reprit, sur un ton moins grave :

— Non, vous ne pouvez pas retourner chez vous… Les Persicke y sont allés cette nuit. Vous savez bien, ces gens du Parti, qui habitent ici au-dessus… Les clefs de l’appartement sont en leur possession : ils le tiendront tout le temps à l’œil. Vous vous y mettriez en péril tout à fait inutilement.

— Mais je dois être là quand mon mari reviendra ! fit Frau Rosenthal, suppliante.

Le conseiller Fromm l’apaisa avec cordialité.

— Pour le moment, votre mari ne peut pas vous voir. Il est détenu, pour les besoins de l’instruction, à la prison de Moabit, sous l’inculpation d’avoir dissimulé de nombreux avoirs à l’étranger… Il sera donc en sécurité aussi longtemps qu’il réussira à tenir en haleine, pour cette affaire, l’intérêt du Parquet et de l’administration des contributions.

Le vieux conseiller sourit doucement, jeta à Frau Rosenthal un regard d’encouragement et reprit ses allées et venues.

— D’où tenez-vous ces renseignements ? demanda-t-elle.

Il eut un geste apaisant et dit :

— Un vieux juge entend toujours ceci et cela même quand il n’est plus en fonctions… Vous apprendrez aussi avec intérêt que votre mari a un avocat très habile et qu’il est traité de façon relativement correcte. Le nom et l’adresse de l’avocat, je ne vous les donne pas : il ne souhaite pas recevoir de visite.

— Mais peut-être puis-je aller voir mon mari à Moabit, s’écria Frau Rosenthal, tout agitée. Je pourrais lui apporter du linge propre. Qui s’occupe de son linge, là-bas ?… Il lui faudrait un nécessaire de toilette, et sans doute des vivres.

— Chère Frau Rosenthal, dit le conseiller, en posant sur l’épaule de la dame sa main aux veines bleues saillantes, vous ne pouvez pas plus rendre visite à votre mari qu’il ne peut venir vous voir… Une telle visite ne lui serait d’aucune utilité, car vous ne pourriez pas arriver jusqu’à lui, et elle ne pourrait que vous faire du mal.

Il la regarda. Soudain, le sourire disparut de ses yeux, et sa voix se fit plus sévère. Elle comprit que ce petit homme doux et bon obéissait à une loi inflexible ; sans doute celle de cette justice dont il avait parlé.

— Frau Rosenthal, reprit-il avec douceur, vous serez mon hôtesse aussi longtemps que vous respecterez les lois de l’hospitalité amicale, dont voici le premier commandement : dès que vous agirez de votre propre autorité, fût-ce une seule fois, la porte de ce foyer se fermera pour vous et ne se rouvrira plus. Votre nom et celui de votre mari seront à jamais effacés de ma mémoire… Vous m’avez compris ?

Il la regardait avec insistance. Elle murmura doucement « oui ».