Ce gamin, il le possédera un jour, il le traînera dans la boue ! Et il y sera plus salement empêtré que lui-même ne l’est maintenant : il ne fera plus jamais surface !… Trahir un complice ? Non, ça ne se pardonne et ne s’oublie jamais !… Les belles choses qui remplissent l’appartement des Rosenthal, malles, caisses et radio, Borkhausen aurait pu tout avoir !

Il rumine inlassablement les mêmes pensées. S’emparant discrètement du petit miroir d’argent d’Otti, dernier souvenir d’un client aux idées larges, il s’y contemple et se tâte le visage.

Pendant ce temps-là, le petit Enno Kluge a, lui aussi, découvert dans le miroir d’une boutique de mode l’aspect qu’a pris son visage ; ça l’a épouvanté encore un peu plus. Il a l’impression que tous les regards sont braqués sur lui ; il n’ose plus regarder personne. Sa course à la recherche de Tutti devient de plus en plus désordonnée. Où peut-elle bien habiter ?… Lui-même ignore, au fond, où il se trouve pour le moment. Il explore tous les porches obscurs et lorgne vers les fenêtres supérieures dans les arrière-cours… Tutti !… Tutti !…

Le jour baisse. Avant la nuit, Kluge doit avoir trouvé un gîte, sinon la police l’arrêtera. Voyant dans quel état il est, ces brutes feront de lui un hachis pour obtenir des aveux… S’il parle des Persicke, ceux-ci le tueront. Mais comment ne se mettrait-il pas à table, avec la peur qu’il a ?

La course sans but continue. Plus loin, toujours plus loin…

Finalement, n’en pouvant plus, Kluge s’assied sur un banc et reste là. Impossible d’aller plus loin ni de réfléchir à quoi que ce soit. Machinalement, il explore ses poches, à la recherche de quelque chose à fumer : ça le remettrait un peu en train… Pas de cigarettes, mais quelque chose à quoi il ne s’attendait certainement pas : de l’argent !… Quarante-six marks !…

Il y a plusieurs heures que Frau Gesch aurait pu lui dire qu’il avait de l’argent en poche ; elle aurait ainsi rendu un peu d’assurance au petit homme anxieusement en quête d’un gîte. Mais la Gesch n’a évidemment pas voulu avouer qu’elle avait inventorié les poches de l’ivrogne pendant qu’il dormait. Frau Gesch est une femme correcte ; elle a remis l’argent là où il était (après un court débat avec elle-même, il est vrai). Si elle l’avait trouvé dans les poches de son Gustav, elle se le serait approprié sans autre forme de procès ; mais, avec un étranger, non, elle n’est pas femme à faire ça. Bien entendu, sur les quarante-neuf marks qu’elle a trouvés, la Gesch a prélevé trois marks. Mais ce n’est pas du vol ; c’est exactement la valeur de la nourriture qu’elle a donnée à Kluge. S’il n’avait pas eu d’argent, elle l’aurait nourri gratuitement ; mais pouvait-elle nourrir gratuitement un étranger aux poches garnies ?

Quoi qu’il en soit, les quarante-six marks réconfortent considérablement le timide Enno Kluge. Il sait à présent qu’il pourra toujours trouver à se loger pour la nuit. Et sa mémoire aussi recommence à fonctionner. Bien sûr, il ne se souvient toujours pas de l’endroit où habite Tutti ; mais il se remémore tout à coup qu’il a fait sa connaissance dans un petit café dont elle est une habituée. Le tenancier connaît peut-être son adresse.

Il se lève, reprend sa marche et s’oriente plus ou moins. Apercevant un tramway qui peut le conduire à proximité du but, il se risque à monter sur l’obscure plate-forme avant de la première voiture. Il y fait si sombre et il y a tant de monde que personne ne prête grande attention à son visage. Au café, il va droit au comptoir et demande à la serveuse si elle sait où se trouve Tutti et si Tutti fréquente encore l’établissement.

D’une voix perçante, qui résonne dans tout le local, la serveuse lui demande de quelle Tutti il s’agit ; il y a une foule de Tutti à Berlin.

Il répond, embarrassé :

— Mais la Tutti qui venait toujours ici !.. Un peu corpulente, des cheveux bruns.

Ah ! C’est de cette Tutti-là qu’il s’agit !… Non, on ne veut plus rien savoir ici de cette engeance. Elle ne se risquerait plus à s’y montrer. On ne veut plus entendre parler de cet oiseau-là.

Là-dessus, la serveuse laisse Enno en plan. Il murmure quelques mots d’excuse et quitte le café. Dans la rue baignée de nuit, il est encore indécis sür ce qu’il va faire lorsqu’un client sort du café ; un homme d’un certain âge, quelque peu déguenillé, qui s’avance vers lui.