Elle prépare son bagage… Un moment, elle songe à annoncer ce voyage tout au moins à Frau Gesch, quitte à n’en pas révéler la destination. Mais non : mieux vaut se taire… Personne ne doit être mêlé à ses affaires ; pas même sa sœur et son beau-frère, auxquels elle décide de ne rien dire.

Jusqu’à présent, parents, mari, enfants avaient toujours réclamé ses soins. À présent, la voilà seule, et il est très possible que cette solitude lui plaise. Elle pourra enfin s’occuper un peu d’elle-même, sans toujours se sacrifier aux autres.

En cette nuit qui pèse sur Frau Rosenthal du poids de toute son angoisse et de toute sa solitude, Eva Kluge, pour la première fois depuis longtemps, sourit de nouveau dans son sommeil. En rêve, elle se voit, la houe à la main, dans un champ de pommes de terre ; et elle, toute seule pour le sarcler. Elle sourit, abat la houe qui rend un son clair sur une pierre, elle déracine une touffe de chiendent, et sarcle, sarcle sans arrêt…

ENNO ET EMIL APRÈS LE CHOC

Le petit Enno Kluge s’est beaucoup moins bien tiré d’affaire que son complice Emil Borkhausen.

D’abord, il a reçu beaucoup plus de coups. Ensuite, Borkhausen a quand même été accueilli dans un lit par une femme (peu importe qu’elle l’ait délesté de son argent aussitôt après). Enno, lui, en est encore réduit à courir anxieusement les rues à la recherche de sa Tutti.

Pendant ce temps-là, Borkhausen, lui, se lève tranquillement, s’en va quérir à la cuisine quelque chose à manger, et s’empiffre d’un air sombre et songeur. Puis il trouve un paquet de cigarettes dans la garde-robe, en allume une, empoche le paquet et se rassied à la table, ruminant de sombres pensées. Otti fait alors son apparition, chargée de ses emplettes matinales.

Elle voit évidemment tout de suite qu’il a fait des brèches dans ses provisions, et elle est bien placée pour savoir que, lorsqu’elle est partie, il n’avait pas de cigarettes dans ses poches. Elle ne met pas longtemps à découvrir le larcin commis dans sa garde-robe, et une colère folle s’empare d’elle :

— Voilà le type que j’ai la faiblesse d’aimer ! Un gaillard qui bouffe mes provisions et qui vole mes cigarettes !… Tu vas me les rendre immédiatement ou me les payer !… Amène l’argent, Emil !

Tendue, elle attend les réactions, mais elle est sûre de son affaire. Puisqu’elle a déjà dépensé, à peu de chose près, les quarante-huit marks, elle ne risque pas grand-chose.

— Boucle-la ! grogne seulement Borkhausen, sans même relever la tête. Et vide les lieux, sinon je te casse la figure.

Si agressive que soit cette réponse, Otti peut en conclure que Borkhausen n’a pas encore découvert le pot aux roses. Du coup, elle se décerne un brevet de supériorité : elle a volé ce polichinelle, et il ne s’en aperçoit même pas !

Elle bat en retraite. Mais, comme il lui faut toujours avoir le dernier mot, elle lui jette méchamment :

— Tâche plutôt que ce ne soit pas à toi que les SS cassent la figure !… Tu n’en es plus très loin.

Alors, se réfugiant dans la cuisine, elle passe sur les gosses le dépit que lui cause cette retraite en bon ordre.

Borkhausen, de son côté, reprend le fil de ses méditations. Il n’a qu’un vague souvenir de ce qui s’est passé pendant la nuit, mais ça lui suffit. Il évoque l’appartement des Rosenthal. En ce moment même, les Persicke sont peut-être en train de le piller !… Et lui, Borkhausen, aurait pu s’y servir tant et plus. Par sa bêtise, il a gâché cette occasion unique.

Mais non, c’est Enno qui est responsable ! C’est lui qui a commencé à boire du schnaps et qui s’est saoulé le premier. Sans Enno, Borkhausen aurait maintenant du linge, des vêtements, un tas de choses. Et aussi un récepteur de radio… S’il tenait Enno, ce gringalet qui a tout gâché, il le mettrait en charpie.

Un moment plus tard, Borkhausen hausse les épaules. Après tout, qui est cet Enno ? Une vulgaire punaise, qui vit de ce qu’il soutire aux femmes !… Non, le vrai coupable, c’est ce Baldur Persicke. Ce sale gamin, digne élève de ses maîtres des Jeunesses Hitlériennes, songeait dès le début à rouler Borkhausen ; il lui fallait un coupable, un bouc émissaire, pour pouvoir s’approprier impunément le butin. Voilà ce qu’avait supérieurement machiné ce serpent à lunettes !… Le mettre dedans comme ça !

Borkhausen ne comprend pas trop pourquoi il est dans cette chambre, à l’heure présente, et non pas dans une cellule de prison. Il doit y avoir eu un imprévu. Très vaguement, il se souvient de deux silhouettes. Mais qui était-ce, que s’était-il passé ?… Il ne l’a pas compris au moment même, dans sa demi-inconscience, à plus forte raison ne le sait-il plus du tout maintenant.

Mais une chose reste : il ne pardonnera jamais ça à Baldur Persicke. Celui-là grimpera peut-être encore très haut dans la faveur du Parti ; mais Borkhausen veille. Borkhausen peut attendre. Borkhausen n’oublie rien.