Et pendant un moment ils se contemplent ainsi, ces deux êtres que trente ans de vie commune ont toujours trouvés d’accord : lui, taciturne et paisible ; elle, mettant un peu de vie dans la maison.

Mais, si intense que soit cette contemplation, ils n’ont pas un seul mot à se dire.

Il fait un bref signe de tête et s’en va. Elle entend claquer la porte de l’appartement. Dès qu’elle a la certitude qu’il est bien parti, elle retourne à la machine à coudre et recueille les fragments de la lettre de la Feldpost, essaye de la reconstituer, mais comprend très vite que cela lui prendrait trop de temps. Pour le moment, il lui faut avant tout s’occuper du repas. Elle met donc soigneusement les débris dans l’enveloppe et la glisse entre deux pages de son livre de cantiques. L’après-midi quand son mari sera vraiment parti, elle aura le temps de rassembler les morceaux de papier et de les coller. Tout cela a beau n’être que mensonges, stupides et ignobles mensonges, ce n’en est pas moins le legs suprême de son enfant.

Elle gardera donc la lettre malgré tout et la montrera à Trudel. Peut-être alors pourra-t-elle enfin pleurer. Pour le moment, il y a comme des flammes dans son cœur. Et ce serait si bon, de pouvoir pleurer !

Elle secoue rageusement la tête et se dirige vers son fourneau.

AINSI PARLA BALDUR

En passant devant la porte de l’appartement des Persicke, Otto Quangel entendit des hurlements enthousiastes, entremêlés de « Sieg Heil. Il allongea le pas, pour être certain de ne se trouver nez à nez avec aucune des personnes participant à cette réunion.

Ils habitaient depuis dix ans dans le même immeuble, mais Quangel avait évité toute rencontre avec les Persicke et cela dès le début, alors que Persicke n’était encore qu’un petit boutiquier. Maintenant ces gens étaient devenus de grands personnages. Le père avait ses petites entrées au Parti. Les deux fils aînés étaient à la SS Les problèmes financiers semblaient ne plus se poser pour eux.

Raison de plus d’être sur ses gardes ! Les individus de cet acabit n’avaient qu’un but : garder les faveurs du Parti. Pour cela, il fallait faire du zèle : dénoncer, par exemple ; rapporter que tel ou tel avait écouté une radio étrangère.

À ce sujet, Quangel aurait volontiers et depuis longtemps, remisé à la cave les appareils de radio qui se trouvaient dans la chambre de son fils. On ne pouvait être assez prudent en ces temps où l’on s’espionnait mutuellement, où la Gestapo tenait tout en main et où le camp de concentration de Sachsenhausen ne cessait de s’étendre. Quangel, pour sa part n’écoutait pas la radio. Mais Anna s’était opposée à ce qu’il changeât quoi que ce fût dans la chambre de l’absent. Elle était d’avis que le vieux proverbe était toujours valable, et qu’une bonne conscience était un excellent oreiller. Mais tout cela n’était plus de mise depuis longtemps.

Telles étaient les pensées de Quangel, tandis qu’il descendait le plus rapidement possible pour traverser le jardin et gagner la rue.

Chez les Persicke, l’espoir de la famille, le jeune Bruno, avait encore une fois manifesté sa supériorité. Son prénom avait été changé pour celui de Baldur, en hommage à Baldur von Schirach, chef de la jeunesse du Reich. Si les relations de son père se révélaient assez influentes, il partirait bientôt dans une Napola, c’est-à-dire une école de cadres nazis. Les hurlements de la famille s’expliquaient parce que Baldur avait repéré dans le Völkischer Beobachter une photo représentant le Führer et le maréchal Goering. Légende : « En apprenant la capitulation de la France. » Un grand rire illumine le visage adipeux de Goering, et le Führer, de contentement, se donne de grandes claques sur les cuisses.

Les Persicke aussi ont ri tout leur soûl. Mais Baldur a demandé :

— Est-ce que vous ne remarquez rien de particulier, sur cette photo ?

Tous le regardent comme en extase, suspendus à ses lèvres ; ils sont si convaincus de la supériorité intellectuelle de ce gamin de seize ans que pas un ne songe même à formuler une simple hypothèse.

— Voyons, dit Baldur, réfléchissez un instant… La photo a été prise par un photographe de presse, non ?… Et s’est-il vraiment trouvé là au moment précis où arrivait l’annonce de la capitulation ?… Évidemment non ! La nouvelle a dû parvenir téléphoniquement, ou par courrier, ou peut-être même par un général français… Or, de tout cela, on ne voit absolument rien sur la photo. Les deux personnages sont tout seuls au jardin et s’abandonnent à leur joie.

Les parents, frères et sœurs de Baldur demeurent muets et le regardent fixement. Cette attention soutenue rend leurs visages presque stupides. Le vieux Persicke s’accorderait volontiers un nouveau schnaps, mais il ne s’y risque pas tant que Baldur parle. Il sait par expérience que ce garçon peut se montrer très désagréable quand on ne prête pas une attention suffisante à ses exposés politiques.

— Donc, la photo a été arrangée, continue Bruno. Elle n’a pas du tout été prise à l’annonce de la capitulation, mais avant.