Quangel ne l’écoutait même pas. Deux sujets de réflexion le hantaient sans relâche.
D’abord, il n’avait plus de fils. Ensuite, il y avait le « Toi et ton Führer » d’Anna.
Quant au premier point, Quangel devait convenir en son for intérieur qu’il n’avait jamais aimé le garçon comme un père doit aimer son fils. D’emblée, il n’avait vu que les perturbations que cette naissance avait apportées à sa tranquillité et à ses relations avec Anna. S’il éprouvait quand même de la peine aujourd’hui, c’est parce qu’il pensait avec appréhension à la façon dont sa femme avait accueilli la triste nouvelle ; bien des choses allaient changer dans leur vie.
Et puis, il y avait le « Toi et ton Führer » d’Anna. C’était injuste. Hitler n’était pas le Führer de Quangel, ou du moins il n’était pas plus le sien que celui d’Anna. Quand le petit atelier de menuiserie avait été déclaré en faillite, ils avaient toujours été bien d’accord tous les deux : c’était le Führer qui tirerait l’Allemagne de l’ornière. Après quatre ans de chômage, Otto était devenu contremaître dans une grande fabrique de meubles. C’était en 1934. À présent, il gagnait ses quarante marks par semaine. Avec ça, ils s’en tiraient très bien.
Mais ils ne s’étaient quand même jamais affiliés au Parti, où l’on était sollicité à tout bout de champ par toutes sortes de collectes, pour le Secours d’Hiver, pour le Front du Travail, etc. À la fabrique, on avait bien donné à Otto une petite fonction au Front du Travail mais c’était justement là une autre raison pour laquelle lui et sa femme ne s’étaient jamais inscrits au Parti. Car Quangel avait pu constater la différence qu’on faisait constamment entre les Volksgenossen de la communauté nationale et les Parteigenossen de la communauté du Parti. Le pire des membres du Parti était infiniment mieux considéré que le meilleur des membres de la communauté nationale. Dès lors qu’on appartenait au Parti, on pouvait tout se permettre. Ces gens appelaient ça : fidélité pour fidélité.
Mais le contremaître Otto Quangel, lui, était pour la justice. Pour lui, un homme était un homme, et l’appartenance éventuelle au Parti n’avait aucun rôle à jouer. Or, à l’atelier, il devait bien constater chaque jour davantage que la moindre faute de l’un était relevée avec sévérité, tandis que tel autre pouvait « bousiller » impunément son travail. Cela l’indignait, et il n’arrivait pas à s’y faire. Dans ces cas-là, il se mordait furieusement la lèvre inférieure. Oh oui, si ça avait été possible, il y a belle lurette qu’il se serait démis de ses fonctions au Front du Travail !
Tout cela, Anna le savait très bien. Elle n’aurait donc jamais dû lui crier : « Toi et ton Führer ! »
Bien sûr, il comprenait la simplicité de sa femme, son humilité, et aussi ce changement subit dans sa façon d’être.
Elle avait été servante, d’abord à la campagne, puis en ville. Elle avait toujours dû travailler dur et obéir. Une fois mariée, elle n’avait pas eu non plus grand-chose à dire, parce que c’est son époux qui était le maître et parce que tout devait graviter autour de lui qui gagnait l’argent.
Maintenant, il y a la mort du petit. Et Otto Quangel comprend avec inquiétude combien Anna est bouleversée. Il revoit son visage livide et maladif. Il réentend ses reproches.
Et le voilà en route, à une heure tout à fait inhabituelle, avec ce Borkhausen à côté de lui ! Ce soir, Trudel sera chez eux. Il y aura des larmes, des bavardages sans fin. Quangel aime sa petite vie bien régulière : les journées de travail toutes semblables, avec le moins possible d’événements sortant de l’ordinaire !… Même le dimanche lui pèse, au fond, parce que le repos perturbe la régularité de ce rythme paisible.
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