Et maintenant tout va être sens dessus dessous, pendant un bon bout de temps ! Et Anna ne sera vraisemblablement plus jamais ce qu’elle était !

Il faudrait qu’il puisse réfléchir encore bien à loisir à tout cela, mais Borkhausen l’en empêche :

— N’auriez-vous pas reçu une lettre de la Feldpost ?… De votre fils ?

Quangel lui jette un regard sombre et marmonne :

— Bavard !

Mais comme il ne veut avoir d’ennuis avec personne (même pas avec un bon à rien comme ce badaud de Borkhausen), il ajoute, presque à contrecœur :

— Les gens bavardent tous beaucoup trop.

Borkhausen ne se sent pas visé. Il approuve même avec empressement :

— C’est vrai, Quangel, vous avez raison !… Pourquoi la Kluge, cette vipère, ne peut-elle pas se taire ?… Mais non, il faut qu’elle raconte à tout le monde que les Quangel ont reçu par la poste militaire une lettre tapée à la machine !

Un temps d’arrêt, puis il demande, d’une voix sourde et étrangement pleine de sollicitude :

— Blessé ?… Ou disparu ?… Ou ?…

II se tait. Après un long silence, Quangel ne répond que de façon indirecte :

— Alors, la France a capitulé ?… Eh bien, elle aurait pu le faire un jour plus tôt : mon fils serait encore en vie !

Borkhausen réplique, avec une vivacité surprenante :

— Mais c’est parce que tant de milliers d’hommes sont morts héroïquement que la France a capitulé si vite ! C’est grâce à cela que tant de milliers d’autres hommes sont encore en vie !… Un père doit être fier d’un tel sacrifice !

Quangel demande :

— Vos enfants sont encore tous trop petits pour aller au front ?

Presque offensé, Borkhausen riposte :

— Bien sûr !… Mais s’ils devaient périr tous à la fois dans un bombardement, je n’en éprouverais que de la fierté… Est-ce que vous ne me croyez pas, Quangel ?

Le contremaître ne répond pas. II se dit seulement : « Il est possible que je ne sois pas un bon père et que je n’aie pas aimé Otto comme je l’aurais dû. Mais tes gosses à toi te sont tout simplement une charge. Je crois volontiers que tu serais heureux de t’en voir débarrassé par une bombe !… C’est tout vu ! »

Mais il garde ses réflexions pour lui. D’ailleurs Borkhausen, déjà las d’attendre une réponse, s’écrie :

— Voyez donc, Quangel : d’abord les Sudètes, puis la Tchécoslovaquie et l’Autriche, et maintenant la Pologne et la France !… Nous devenons le peuple le plus riche du monde… Qu’importent quelques centaines de milliers de morts ?… Nous serons tous riches !

Quangel répond, avec une promptitude qui lui est inhabituelle

— Et que ferons-nous de cette richesse ?… Pourrai-je la manger ?… Est-ce que je dormirai mieux, quand je serai riche ?… Je n’irai plus à l’usine ?… Que ferai-je de mes journées ?… Non, Borkhausen, je préfère n’être jamais riche, surtout à ce prix… Une telle richesse ne vaut pas un seul mort.

Borkhausen le saisit par le bras. Ses yeux étincellent. Il secoue littéralement Quangel, tout en chuchotant précipitamment :

— Comment peux-tu parler ainsi, Quangel ?… Tu sais pourtant que je pourrais te faire mettre à l’ombre, pour des sorties de ce genre ?… Tu as bafoué notre Führer !… Si j’étais comme tant d’autres et si je rapportais tout ça ?

Quangel est atterré. Les événements familiaux doivent l’avoir bouleversé encore beaucoup plus qu’il ne le croyait. Sinon, jamais il ne se serait départi à ce point de sa prudence, toujours vigilante et comme innée.

Mais l’autre ne remarque pas cet effroi. Et Quangel, libérant son bras de l’étreinte visqueuse de Borkhausen, dit avec lenteur, sur un ton d’indifférence lassée :

— Pourquoi vous agitez-vous comme ça ?… Qu’ai-je donc dit que vous puissiez rapporter ?… Je suis triste parce que mon fils Otto est mort et parce que ma femme a beaucoup de chagrin… Voilà ce que vous pouvez rapporter, si vous en avez envie. Je suis prêt à vous accompagner là-bas et à signer que j’ai dit ça.

Mais il pense, en son for intérieur. « Je veux bien être pendu si ce Borkhausen n’est pas un mouchard ! Encore un dont il faut se méfier !… De qui ne faut-il pas se méfier ? »

Chemin faisant, ils sont arrivés à l’atelier. Quangel ne tend pas la main à Borkhausen. Il murmure :

— Allons !

Et il fait mine de le quitter.

Mais Borkhausen l’agrippe par la manche et chuchote :

— Voisin, nous ne parlerons plus de ce qui s’est passé. Je ne suis pas un mouchard et je ne veux de mal à personne… Mais maintenant, fais-moi aussi un plaisir… Je dois donner un peu d’argent à ma femme pour le ménage, et je n’ai pas un sou en poche… Les enfants n’ont encore rien mangé aujourd’hui… Prête-moi dix marks ; je te les rendrai sans faute vendredi prochain… Parole d’honneur !

Quangel se libère de nouveau des griffes de l’autre. Il pense : « Voilà donc le genre de type que tu es et comment tu gagnes ton argent ! »

Et encore : « Je ne lui donnerai pas un mark. Mais s’il croit que j’ai peur de lui il ne desserrera plus l’étau. »

Il dit à haute voix :

— Je ne gagne que trente marks par semaine, et ils me sont indispensables. Je ne peux rien te donner.

Sans ajouter un mot, sans un regard, il pénètre dans la cour de l’atelier où travaille Trudel Baumann.

Borkhausen demeure là, le regarde et se demande ce qu’il va faire. Il irait bien à la Gestapo dénoncer Quangel ; ça lui vaudrait toujours quelques cigarettes. Mais il vaut mieux attendre. Il est allé trop vite en besogne aujourd’hui ; il aurait dû laisser Quangel débiter ses bêtises tout à son aise. La mort de son fils l’a mis dans les dispositions requises. Mais Borkhausen s’est trompé sur le compte de Quangel ; le bluff ne prend pas avec lui. Aujourd’hui la plupart des gens ont peur, puisqu’ils font tous l’une ou l’autre chose interdite ; ils craignent toujours que quelqu’un ne le sache. Il ne s’agit que de les attraper à l’improviste, au bon moment : on les tient et ils paient. Mais Quangel est d’une autre trempe. Il n’a apparemment peur de rien, et il n’y a pas moyen de le prendre à l’improviste. Non, avec Quangel, Borkhausen va abandonner la partie.