La multitude des figurants demeura figée sur place. Un grand silence annonça l’événement solennel. Et, d’un buisson d’éventails en plumes qui palpitaient mystérieusement, surgit la belle Angélis.

Il y eut comme un bruit de clameurs étouffées, de gestes qui s’immobilisaient. Gustave exhala quelques balbutiements de stupeur. Tout de suite, il avait reconnu, dans cette apparition miraculeuse, sa femme, Ernestine, toute nue.

Ce qui bouleversait Gustave, c’était à la fois de reconnaître Ernestine et, pour ainsi dire, de ne pas la reconnaître. Que cette femme nue fût la sienne, il n’en doutait pas une seconde. Mais comment se pouvait-il que sa femme fût ainsi, et qu’il n’en eût rien su jusqu’alors, et qu’elle-même ne se fût pas plus vantée d’être ainsi que si elle eût ignoré la perfection de ses formes ? L’épouse, qui était à lui, depuis cinq ans, avait donc ce corps admirable que tout Paris venait contempler chaque soir, cette gorge ample et magnifique, cette peau blanche que les projections illuminaient, cette majesté d’attitude ?

Il n’éprouva point de jalousie, mais subit un accès de rage en voyant d’un coup d’œil tout ce public silencieux, tous ces hommes haletants, dont le regard caressait éperdument le beau corps qui s’offrait sans un voile. Mais cette crise dura peu. Il sentait confusément qu’il n’y avait point que du désir dans le silence et l’immobilité de la foule, mais une admiration sans bornes et le respect de la beauté.

Lui-même, il la comprenait, cette beauté inconnue qu’à son insu il avait dédaignée. Elle influait sur lui, le désarmait et l’apaisait. Et tout cela faisait descendre dans son âme une singulière douceur qui le gonflait d’une fierté croissante, d’un orgueil de mari dont la femme n’a point et ne peut avoir de rivale en ce monde.

Le buisson d’éventails cependant s’était entrouvert, et la belle Angélis en sortait. Elle évolua avec une grâce incomparable, reine par la noblesse et la dignité, chaste par la pureté des lignes. L’orchestre chantait ses louanges. Les figurants s’inclinaient devant elle. Le vieux monsieur déclara, en confidence :

— D’après l’ouvreuse, c’est une dactylographe. Il y a deux semaines, une de ses amies, qui est employée ici, lui téléphona de venir. La vedette manquait. On déshabilla la dactylo, et on en fit la belle Angélis… Cinq cents francs par soir, dit-on.

Gustave frissonna. Il n’avait pas encore réfléchi aux raisons pour lesquelles sa femme s’exhibait ainsi. Plaisir de montrer ses formes ? Perversité ? Non. Ernestine ne pouvait obéir à de tels motifs. Mais comme tout s’expliquait soudain ! Cinq cents francs par soir ! A-t-on le droit de repousser semblable aubaine ?

Deux fois encore, elle apparut, en Vérité qui émerge d’un puits, puis en Vénus Astarté, « fille de l’onde amère ». Des ovations la saluaient. Gustave applaudit aussi, discrètement d’abord, puis avec frénésie. Le fait que sa femme avait été choisie entre tant d’incomparables créatures pour représenter Vénus lui semblait un hommage personnel.

Il quitta le music-hall, comme un homme qui a bu un peu trop. Dehors, il reprit son calme et résolut d’attendre à la sortie des artistes.

Ernestine ne manifesta pas le moindre embarras en le voyant, et ne chercha ni excuse ni prétexte. Ce qui se passait faisait partie des événements ordinaires de la vie, et, sans même se demander si Gustave approuvait ou s’offusquait, elle lui dit, tout naturellement :

— Tiens, c’est toi ?

— Oui, dit-il… un hasard. Il y avait relâche là-bas… Alors, en me promenant, je suis entré ici… Veux-tu un taxi ? Sans doute, as-tu l’habitude d’en prendre…

— Ma foi non. Je reviens à pied.

Ils s’en allèrent tranquillement ainsi que deux époux qui n’ont rien de particulier à se dire. Elle semblait si pareille à ce qu’elle avait toujours été, si simple dans son complet tailleur acheté tout fait, que Gustave ne pensa point qu’aucune explication fût nécessaire.