Si le grain ne meurt
André Gide
SI LE GRAIN NE MEURT
(1926)
PREMIÈRE PARTIE
I
Je naquis le 22 novembre 1869. Mes parents occupaient alors, rue de Médicis, un appartement au quatrième ou cinquième étage, qu’ils quittèrent quelques années plus tard, et dont je n’ai pas gardé souvenir. Je revois pourtant le balcon ; ou plutôt ce qu’on voyait du balcon : la place à vol d’oiseau et le jet d’eau de son bassin – ou, plus précisément encore, je revois les dragons de papier, découpés par mon père, que nous lancions du haut de ce balcon, et qu’emportait le vent, par-dessus le bassin de la place, jusqu’au jardin du Luxembourg où les hautes branches des marronniers les accrochaient.
Je revois aussi une assez grande table, celle de la salle à manger sans doute, recouverte d’un tapis bas tombant ; au-dessous de quoi je me glissais avec le fils de la concierge, un bambin de mon âge qui venait parfois me retrouver.
« Qu’est-ce que vous fabriquez là-dessous ? criait ma bonne.
– Rien. Nous jouons. »
Et l’on agitait bruyamment quelques jouets qu’on avait emportés pour la frime. En vérité nous nous amusions autrement : l’un près de l’autre, mais non l’un avec l’autre pourtant, nous avions ce que j’ai su plus tard qu’on appelait « de mauvaises habitudes ».
Qui de nous deux en avait instruit l’autre ? et de qui le premier les tenait-il ? Je ne sais. Il faut bien admettre qu’un enfant parfois à nouveau les invente. Pour moi je ne puis dire si quelqu’un m’enseigna ou comment je découvris le plaisir ; mais, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là.
Je sais de reste le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je pressens le parti qu’on en pourra tirer contre moi. Mais mon récit n’a raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris.
À cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie.
On m’emmenait au Luxembourg ; mais je me refusais à jouer avec les autres enfants ; je restais à l’écart, maussadement, près de ma bonne ; je considérais les jeux des autres enfants. Ils faisaient, à l’aide de seaux, des rangées de jolis pâtés de sable… Soudain, à un moment que ma bonne tournait la tête, je m’élançais et piétinais tous les pâtés.
L’autre fait que je veux relater est plus bizarre, et c’est pourquoi sans doute j’en suis moins honteux. Ma mère me l’a souvent raconté par la suite, et son récit aide mon souvenir.
Cela se passait à Uzès où nous allions une fois par an revoir la mère de mon père et quelques autres parents : les cousins de Flaux entre autres, qui possédaient, au cœur de la ville, une vieille maison avec jardin. Cela se passait dans cette maison des de Flaux. Ma cousine était très belle et le savait. Ses cheveux très noirs, qu’elle portait en bandeaux, faisaient valoir un profil de camée (j’ai revu sa photographie) et une peau éblouissante. De l’éclat de cette peau, je me souviens très bien ; je m’en souviens d’autant mieux que, ce jour où je lui fus présenté, elle portait une robe largement échancrée.
« Va vite embrasser ta cousine », me dit ma mère lorsque j’entrai dans le salon. (Je ne devais avoir guère plus de quatre ans ; cinq peut-être.) Je m’avançai. La cousine de Flaux m’attira contre elle en se baissant, ce qui découvrit son épaule. Devant l’éclat de cette chair, je ne sais quel vertige me prit : au lieu de poser mes lèvres sur la joue qu’elle me tendait, fasciné par l’épaule éblouissante, j’y allai d’un grand coup de dents. La cousine fit un cri de douleur ; j’en fis un d’horreur ; puis je crachai, plein de dégoût. On m’emmena bien vite, et je crois qu’on était si stupéfait qu’on oublia de me punir.
Une photographie de ce temps, que je retrouve, me représente, blotti dans les jupes de ma mère, affublé d’une ridicule petite robe à carreaux, l’air maladif et méchant, le regard biais.
J’avais six ans quand nous quittâmes la rue de Médicis. Notre nouvel appartement, 2, rue de Tournon, au second étage, formait angle avec la rue Saint-Sulpice, sur quoi donnaient les fenêtres de la bibliothèque de mon père ; celle de ma chambre ouvrait sur une grande cour. Je me souviens surtout de l’antichambre parce que je m’y tenais le plus souvent, lorsque je n’étais pas à l’école ou dans ma chambre, et que maman, lasse de me voir tourner auprès d’elle, me conseillait d’aller jouer « avec mon ami Pierre », c’est-à-dire tout seul. Le tapis bariolé de cette antichambre présentait de grands dessins géométriques, parmi lesquels il était on ne peut plus amusant de jouer aux billes avec le fameux « ami Pierre ».
Un petit sac de filet contenait les plus belles billes, qu’une à une l’on m’avait données et que je ne mêlais pas aux vulgaires. Il en était que je ne pouvais manier sans être à neuf ravi par leur beauté : une petite, en particulier, d’agate noire avec un équateur et des tropiques blancs ; une autre, translucide, en cornaline, couleur d’écaille claire, dont je me servais pour caler. Et puis, dans un gros sac de toile, tout un peuple de billes grises qu’on gagnait, qu’on perdait, et qui servaient d’enjeu lorsque, plus tard, je pus trouver de vrais camarades avec qui jouer.
Un autre jeu dont je raffolais, c’est cet instrument de merveilles qu’on appelle kaléidoscope : une sorte de lorgnette qui, dans l’extrémité opposée à celle de l’œil, propose au regard une toujours changeante rosace, formée de mobiles verres de couleur emprisonnés entre deux vitres translucides. L’intérieur de la lorgnette est tapissé de miroirs où se multiplie symétriquement la fantasmagorie des verres, que déplace entre les deux vitres le moindre mouvement de l’appareil. Le changement d’aspect des rosaces me plongeait dans un ravissement indicible. Je revois encore avec précision la couleur, la forme des verroteries : le morceau le plus gros était un rubis clair, il avait forme triangulaire ; son poids l’entraînait d’abord et par-dessus l’ensemble qu’il bousculait. Il y avait un grenat très sombre à peu près rond ; une émeraude en lame de faux ; une topaze dont je ne revois plus que la couleur ; un saphir, et trois petits débris mordorés. Ils n’étaient jamais tous ensemble en scène ; certains restaient cachés complètement ; d’autres à demi, dans les coulisses, de l’autre côté des miroirs ; seul le rubis, trop important, ne disparaissait jamais tout entier.
Mes cousines qui partageaient mon goût pour ce jeu, mais s’y montraient moins patientes, secouaient à chaque fois l’appareil afin d’y contempler un changement total.
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