Je ne procédais pas de même : sans quitter la scène des yeux, je tournais le kaléidoscope doucement, doucement, admirant la lente modification de la rosace. Parfois l’insensible déplacement d’un des éléments entraînait des conséquences bouleversantes. J’étais autant intrigué qu’ébloui, et bientôt voulus forcer l’appareil à me livrer son secret. Je débouchai le fond, dénombrai les morceaux de verre, et sortis du fourreau de carton trois miroirs ; puis les remis ; mais, avec eux, plus que trois ou quatre verroteries. L’accord était pauvret ; les changements ne causaient plus de surprise ; mais comme on suivait bien les parties ! comme on comprenait bien le pourquoi du plaisir !

Puis le désir me vint de remplacer les petits morceaux de verre par les objets les plus bizarres : un bec de plume, une aile de mouche, un bout d’allumette, un brin d’herbe. C’était opaque, plus féerique du tout, mais, à cause des reflets dans les miroirs, d’un certain intérêt géométrique… Bref, je passais des heures et des jours à ce jeu. Je crois que les enfants d’aujourd’hui l’ignorent, et c’est pourquoi j’en ai si longuement parlé.

Les autres jeux de ma première enfance, patiences, décalcomanies, constructions, étaient tous des jeux solitaires. Je n’avais aucun camarade… Si pourtant ; j’en revois bien un ; mais hélas ! ce n’était pas un camarade de jeu. Lorsque Marie me menait au Luxembourg, j’y retrouvais un enfant de mon âge, délicat, doux, tranquille, et dont le blême visage était à demi caché par de grosses lunettes aux verres si sombres que, derrière eux, l’on ne pouvait rien distinguer. Je ne me souviens plus de son nom, et peut-être que je ne l’ai jamais su. Nous l’appelions Mouton, à cause de sa petite pelisse en toison blanche.

« Mouton, pourquoi portez-vous des lunettes ? (Je crois me souvenir que je ne le tutoyais pas.)

– J’ai mal aux yeux.

– Montrez-les-moi. »

Alors il avait soulevé les affreux verres, et son pauvre regard clignotant, incertain, m’était entré douloureusement dans le cœur.

Ensemble nous ne jouions pas ; je ne me souviens pas que nous fissions autre chose que de nous promener, la main dans la main, sans rien dire.

Cette première amitié dura peu. Mouton cessa bientôt de venir. Ah ! que le Luxembourg alors me parut vide !… Mais mon vrai désespoir commença lorsque je compris que Mouton devenait aveugle. Marie avait rencontré la bonne du petit dans le quartier et racontait à ma mère sa conversation avec elle ; elle parlait à voix basse pour que je n’entendisse pas ; mais je surpris ces quelques mots : « Il ne peut déjà plus retrouver sa bouche ! » Phrase absurde assurément, car il n’est nul besoin de la vue pour trouver sa bouche sans doute, et je le pensai tout aussitôt – mais qui me consterna néanmoins. Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver.

 

Accaparé par la préparation de son cours à la Faculté de droit, mon père ne s’occupait guère de moi. Il passait la plus grande partie du jour, enfermé dans un vaste cabinet de travail un peu sombre, où je n’avais accès que lorsqu’il m’invitait à y venir. C’est d’après une photographie que je revois mon père, avec une barbe carrée, des cheveux noirs assez longs et bouclés ; sans cette image je n’aurais gardé souvenir que de son extrême douceur. Ma mère m’a dit plus tard que ses collègues l’avaient surnommé Vir probus ; et j’ai su par l’un d’eux que souvent on recourait à son conseil.

Je ressentais pour mon père une vénération un peu craintive, qu’aggravait la solennité de ce lieu. J’y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre se dressait le tabernacle de la bibliothèque ; un épais tapis aux tons riches et sombres étouffait le bruit de mes pas. Il y avait un lutrin près d’une des deux fenêtres ; au milieu de la pièce, une énorme table couverte de livres et de papiers. Mon père allait chercher un gros livre, quelque Coutume de Bourgogne ou de Normandie, pesant in-folio qu’il ouvrait sur le bras d’un fauteuil pour épier avec moi, de feuille en feuille, jusqu’où persévérait le travail d’un insecte rongeur. Le juriste, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petites galeries clandestines et s’était dit : « Tiens ! cela amusera mon enfant. » Et cela m’amusait beaucoup, à cause aussi de l’amusement qu’il paraissait lui-même y prendre.

Mais le souvenir du cabinet de travail est resté lié surtout à celui des lectures que mon père m’y faisait. Il avait à ce sujet des idées très particulières, que n’avait pas épousées ma mère ; et souvent je les entendais tous deux discuter sur la nourriture qu’il convient de donner au cerveau d’un petit enfant. De semblables discussions étaient soulevées parfois au sujet de l’obéissance, ma mère restant d’avis que l’enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre, mon père gardant toujours une tendance à tout m’expliquer. Je me souviens fort bien qu’alors ma mère comparait l’enfant que j’étais au peuple hébreu et protestait qu’avant de vivre dans la grâce il était bon d’avoir vécu sous la loi. Je pense aujourd’hui que ma mère était dans le vrai ; n’empêche qu’en ce temps je restais vis-à-vis d’elle dans un état d’insubordination fréquente et de continuelle discussion, tandis que, sur un mot, mon père eût obtenu de moi tout ce qu’il eût voulu. Je crois qu’il cédait au besoin de son cœur plutôt qu’il ne suivait une méthode lorsqu’il ne proposait à mon amusement ou à mon admiration rien qu’il ne pût aimer ou admirer lui-même. La littérature enfantine française ne présentait alors guère que des inepties, et je pense qu’il eût souffert s’il avait vu entre mes mains tel livre qu’on y mit plus tard, de Mme de Ségur par exemple – où je pris, je l’avoue, et comme à peu près tous les enfants de ma génération, un plaisir assez vif, mais stupide – un plaisir non plus vif heureusement que celui que j’avais pris d’abord à écouter mon père me lire des scènes de Molière, des passages de l’Odyssée, La Farce de Pathelin, les aventures de Sindbad ou celles d’Ali-Baba et quelques bouffonneries de la Comédie italienne, telles qu’elles sont rapportées dans les Masques de Maurice Sand, livre où j’admirais aussi les figures d’Arlequin, de Colombine, de Polichinelle ou de Pierrot, après que, par la voix de mon père, je les avais entendus dialoguer.

Le succès de ces lectures était tel, et mon père poussait si loin sa confiance, qu’il entreprit un jour le début du livre de Job. C’était une expérience à laquelle ma mère voulut assister ; aussi n’eut-elle pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres, mais dans un petit salon où l’on se sentait chez elle plus spécialement. Je ne jurerais pas, naturellement, que j’aie compris d’abord la pleine beauté du texte sacré ! Mais cette lecture, il est certain, fit sur moi l’impression la plus vive, aussi bien par la solennité du récit que par la gravité de la voix de mon père et l’expression du visage de ma mère, qui tour à tour gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour porter sur moi un regard chargé d’amour, d’interrogation et d’espoir.

Certains beaux soirs d’été, quand nous n’avions pas soupé trop tard et que mon père n’avait pas trop de travail, il demandait :

« Mon petit ami vient-il se promener avec moi ? »

Il ne m’appelait jamais autrement que « son petit ami ».

« Vous serez raisonnables, n’est-ce pas ? disait ma mère.