Les plus mouillés d’entre eux s’émaillaient au printemps de ces gracieux narcisses blancs dits « du poète », qu’on appelle là-bas des courbadonnes. Aucun Uzétien ne songeait à les cueillir, ni ne se serait dérangé pour les voir ; de sorte que, dans ces prés toujours solitaires, il y en avait une extraordinaire profusion ; l’air en était embaumé loin à la ronde ; certains penchaient leur face au-dessus de l’eau, comme dans la fable que l’on m’avait apprise, et je ne voulais pas les cueillir ; d’autres disparaissaient à demi dans l’herbe épaisse ; mais le plus souvent, haut dressé sur sa tige, parmi le sombre gazon, chacun brillait comme une étoile. Marie, en bonne Suissesse, aimait les fleurs ; nous en rapportions des brassées.
La Fontaine d’Eure est cette constante rivière que les Romains avaient captée et amenée jusqu’à Nîmes par l’aqueduc fameux du Pont du Gard. La vallée où elle coule, à demi cachée par des aulnes, en approchant d’Uzès, s’étrécit. Ô petite ville d’Uzès ! Tu serais en Ombrie, des touristes accourraient de Paris pour te voir ! Sise au bord d’une roche dont le dévalement brusque est occupé en partie par les ombreux jardins du duché, leurs grands arbres, tout en bas, abritent dans le lacis de leurs racines les écrevisses de la rivière. Des terrasses de la Promenade ou du Jardin public, le regard, à travers les hauts micocouliers du duché, rejoint, de l’autre côté de l’étroite vallée, une roche plus abrupte encore, déchiquetée, creusée de grottes, avec des arcs, des aiguilles et des escarpements pareils à ceux des falaises marines ; puis au-dessus, la garrigue rauque, toute dévastée de soleil.
Marie, qui se plaignait sans cesse de ses cors, montrait peu d’enthousiasme pour les sentiers raboteux de la garrigue ; mais bientôt enfin ma mère me laissa sortir seul et je pus escalader tout mon soûl.
On traversait la rivière à la Fon di biau (je ne sais si j’écris correctement, ce qui veut dire, dans la langue de Mistral : fontaine aux bœufs) après avoir suivi quelque temps le bord de la roche, lisse et tout usée par les pas, puis descendu les degrés taillés dans la roche. Qu’il était beau de voir les lavandières y poser lentement leurs pieds nus, le soir, lorsqu’elles remontaient du travail, toutes droites, et la démarche comme ennoblie par cette charge de linge blanc qu’elles portaient, à la manière antique, sur la tête. Et comme la « Fontaine d’Eure » était le nom de la rivière, je ne suis pas certain que, de même, ces mots « fon di biau » désignassent précisément une fontaine : je revois un moulin, une métairie qu’ombrageaient d’immenses platanes ; entre l’eau libre et l’eau qui travaillait au moulin, une sorte d’îlot où s’ébattait la basse-cour. À l’extrême pointe de cet îlot, je venais rêver ou lire, juché sur le tronc d’un vieux saule et caché par ses branches, surveillant les jeux aventureux des canards, délicieusement assourdi par le ronflement de la meule, le fracas de l’eau dans la roue, les mille chuchotis de la rivière, et plus loin, où lavaient les laveuses, le claquement rythmé de leurs battoirs.
Mais le plus souvent, brûlant la Fon di biau, je gagnais en courant la garrigue, vers où m’entraînait déjà cet étrange amour de l’inhumain, de l’aride, qui, si longtemps, me fit préférer à l’oasis le désert. Les grands souffles secs, embaumés, l’aveuglante réverbération du soleil sur la roche nue, sont enivrants comme le vin. Et combien m’amusait l’escalade des roches ; la chasse aux mantes religieuses qu’on appelle là-bas des « prega Diou », et dont les paquets d’œufs, conglutinés et pendus à quelque brindille, m’intriguaient si fort ; la découverte, sous les cailloux que je soulevais, des hideux scorpions, mille-pattes et scolopendres !
Les jours de pluie, confiné dans l’appartement, je faisais la chasse aux moustiques, ou démontais complètement les pendules de grand-mère, qui toutes s’étaient détraquées depuis notre dernier séjour ; rien ne m’absorbait plus que ce minutieux travail, et combien j’étais fier, après que je les avais remises en mouvement, d’entendre grand-mère s’écrier, en revoyant l’heure :
« Eh ! dites-moi, Juliette ! ce petit… »
Mais le meilleur du temps de pluie, je le passais dans le grenier dont Rose me prêtait la clef. (C’est là que plus tard je lus Stello.) De la fenêtre du grenier on dominait les toits voisins ; près de la fenêtre, dans une grande cage en bois recouverte d’un sac, grand-mère engraissait des poulets pour la table. Les poulets ne m’intéressaient pas beaucoup, mais dès qu’on restait un peu tranquille, on voyait paraître, entre l’encombrement de malles, d’objets sans noms et hors d’usage, d’un tas de poussiéreux débris, ou derrière la provision de bois et de sarments, les frimousses des petits chats de Rose, encore trop jeunes pour préférer, comme leur mère, au capharnaüm du grenier natal, la tiède quiétude de la cuisine, les caresses de Rose, l’âtre et le fumet du rôt tournant devant le feu de sarments.
Tant qu’on n’avait pas vu ma grand-mère, on pouvait douter s’il y avait rien au monde de plus vieux que Rose ; c’était merveille qu’elle pût faire encore quelque service ; mais grand-mère en demandait si peu ! et, quand nous étions là, Marie aidait au ménage. Puis Rose enfin prit sa retraite, et avant que ma grand-mère se résignât à aller vivre à Montpellier chez mon oncle Charles, on vit se succéder chez elle les plus déconcertants spécimens ancillaires. L’une grugeait ; l’autre buvait ; la troisième était débauchée. Je me souviens de la dernière : une salutiste, dont, ma foi, l’on commençait d’être satisfait, lorsque ma grand-mère, certaine nuit d’insomnie, s’avisa d’aller chercher, dans le salon, le bas qu’elle achevait éternellement de tricoter. Elle était en jupon de dessous et en chemise ; sans doute flairait-elle quelque chose d’anormal ; elle entrouvrait avec précaution la porte du salon, le découvrait plein de lumières… Deux fois par semaine, la salutiste « recevait » ; c’était dans l’appartement de grand-mère d’édifiantes réunions, assez courues, car, après le chant des cantiques, la salutiste offrait le thé. On imagine, au milieu de l’assemblée, l’entrée de ma grand-mère dans son accoutrement nocturne !… C’est peu de temps après qu’elle quitta définitivement Uzès.
Avant de quitter Uzès avec elle, je veux parler de la porte de la resserre, au fond de la salle à manger. Il y avait, dans cette porte très épaisse, ce qu’on appelle un nœud de bois, ou plus exactement, je crois, l’amorce d’une petite branche qui s’était trouvée prise dans l’aubier. Le bout de branche était parti et cela faisait, dans l’épaisseur de la porte, un trou rond de la largeur du petit doigt, qui s’enfonçait obliquement de haut en bas. Au fond du trou, on distinguait quelque chose de rond, de gris, de lisse, qui m’intriguait fort :
« Vous voulez savoir ce que c’est ? me dit Rose, tandis qu’elle mettait le couvert, car j’étais tout occupé à entrer mon petit doigt dans le trou, pour prendre contact avec l’objet. – C’est une bille que votre papa a glissée là quand il avait votre âge, et que, depuis, on n’a jamais pu retirer. »
Cette explication satisfit ma curiosité, mais tout en m’excitant davantage. Sans cesse je revenais à la bille ; en enfonçant mon petit doigt, je l’atteignais tout juste, mais tout effort pour l’attirer au-dehors la faisait rouler sur elle-même, et mon ongle glissait sur sa surface lisse avec un petit grincement exaspérant…
L’année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j’y revins. Malgré les moqueries de maman et de Marie, j’avais tout exprès laissé croître démesurément l’ongle de mon petit doigt, que d’emblée je pus insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main.
Mon premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter victoire ; mais, escomptant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicitations de Rose, je l’imaginai si mince que cela m’arrêta. Je restai quelques instants devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette bille grise, désormais pareille à toutes les billes, et qui n’avait plus aucun intérêt dès l’instant qu’elle n’était plus dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud, pour avoir voulu faire le malin… En rougissant, je fis retomber la bille dans le trou (elle y est probablement encore) et allai me couper les ongles, sans parler de mon exploit à personne.
Il y a quelque dix ans, passant en Suisse, j’allai revoir ma pauvre vieille Marie dans son petit village de Lotzwyl où elle ne se décide pas à mourir. Elle m’a reparlé d’Uzès et de grand-mère, ravivant mes souvenirs ternis :
« À chaque œuf que vous mangiez, racontait-elle, votre bonne maman ne manquait pas de s’écrier, qu’il fût au plat ou à la coque : « Eh ! laisse le blanc, petiton : il n’y a que le jaune qui compte ! »
Et Marie, en bonne Suissesse, ajoutait :
« Comme si le Bon Dieu n’avait pas fait le blanc aussi pour être mangé ! »
Je ne compose pas ; je transcris mes souvenirs tout comme ils viennent et passe de ma grand-mère à Marie.
Je me souviens avec précision du jour où brusquement je m’avisai que Marie pouvait être jolie : c’était un jour d’été, à La Roque (comme il y a longtemps de cela !) ; nous étions sortis, elle et moi, pour cueillir des fleurs, dans la prairie qui s’étend par-devant le jardin ; je marchais devant elle et venais de traverser le ruisseau ; alors je me retournai : Marie était encore sur le petit pont fait d’un tronc d’arbre, dans l’ombre du frêne qui abrite à cet endroit le ruisseau ; encore quelques pas, et soudain elle fut tout enveloppée de soleil ; elle tenait à la main un bouquet de reines-des-prés ; son visage, abrité par un chapeau de paille à larges bords, ne semblait tout entier qu’un sourire ; je m’écriai :
« Pourquoi ris-tu ? »
Elle répondit :
« Pour rien. Il fait beau. » Et la vallée aussitôt s’emplit visiblement d’amour et de bonheur.
Dans ma famille on a toujours tenu très serré les domestiques. Ma mère, qui se croyait volontiers une responsabilité morale sur ceux à qui elle s’intéressait, n’aurait souffert aucune intrigue qu’un hymen ne vînt consacrer. C’est sans doute pourquoi je n’ai jamais connu à Marie d’autre passion que celle que je surpris pour Delphine, notre cuisinière, et que ma mère, certes, n’eût jamais osé soupçonner.
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