Au demeurant la question ne se posait pas ainsi ; il s’agissait moins, pour ma mère, de faire plaisir à quelqu’un, que d’accomplir un devoir, un rite – comme cette lettre solennelle à ma grand-mère, qu’elle me contraignait d’écrire au Nouvel an et qui m’empoisonnait cette fête. D’abord je tâchais d’esquiver, je discutais :
« Mais qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse, à bonne maman, de recevoir ou non une lettre de moi ?
– Là n’est pas la question, disait ma mère ; tu n’as pas tant d’obligations dans la vie ; tu dois t’y soumettre. »
Alors je commençais de pleurer.
« Voyons, mon poulot, reprenait-elle, sois raisonnable : songe à cette pauvre grand-mère qui n’a pas d’autre petit-fils.
– Mais qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? hurlais-je à travers mes sanglots.
– N’importe quoi. Parle-lui de tes cousines ; de tes petits amis Jardinier.
– Mais puisqu’elle ne les connaît pas.
– Raconte-lui ce que tu fais.
– Mais tu sais bien que ça ne l’amusera pas.
– Enfin, mon petit, c’est bien simple : tu ne sortiras pas d’ici (c’était la salle d’étude de la rue de Crosne) avant d’avoir écrit cette lettre.
– Mais…
– Non, mon enfant ; je ne veux plus discuter. »
À la suite de quoi ma mère s’enfermait dans le mutisme. Je lanternais quelque temps encore, puis commençais à me pressurer le cerveau au-dessus de mon papier blanc.
Le fait est que plus rien ne semblait devoir intéresser ma grand-mère. À chaque séjour que nous faisions à Uzès pourtant, par gentillesse je crois pour ma mère qui venait s’asseoir auprès d’elle, sa tapisserie à la main ou un livre, elle faisait un grand effort de mémoire et, de quart d’heure en quart d’heure, rappelant enfin le nom d’un de nos cousins normands :
« Et les Widmer, comment vont-ils ? »
Ma mère la renseignait avec une patience infinie, puis repartait dans sa lecture. Dix minutes après :
« Et Maurice Démarest, il n’est toujours pas marié ?
– Si, ma mère ; celui qui n’est pas marié, c’est Albert ; Maurice est père de trois enfants ; trois filles.
– Eh ! dites-moi, Juliette !… »
Cette interjection n’avait rien d’interrogatif ; simple exclamation à tout usage, par laquelle ma grand-mère exprimait l’étonnement, l’approbation, l’admiration, de sorte qu’on l’obtenait en réflexe de quoi que ce fût qu’on lui dît ; et quelque temps après l’avoir jetée, grand-mère restait encore le chef branlant, agité d’un mouvement méditatif de haut en bas ; on la voyait ruminer la nouvelle dans une sorte de mastication à vide qui ravalait et gonflait tour à tour ses molles gifles ridées. Enfin, quand tout était bien absorbé, et qu’elle renonçait pour un temps à inventer des questions nouvelles, elle reprenait sur ses genoux le tricot interrompu.
Grand-mère tricotait des bas ; c’est la seule occupation que je lui connusse. Elle tricotait tout le long du jour, à la manière d’un insecte ; mais comme elle se levait fréquemment pour aller voir ce que Rose faisait à la cuisine, elle égarait le bas sur quelque meuble, et je crois que personne ne lui en vit jamais achever un. Il y avait des commencements de bas dans tous les tiroirs, où Rose les remisait au matin, en faisant les pièces. Quant aux aiguilles, grand-mère en promenait toujours un faisceau, derrière l’oreille, entre son petit bonnet de tulle enrubanné et le mince bandeau de ses cheveux gris jaunâtre.
Ma tante Anna, sa nouvelle bru, n’avait point pour grand-mère l’affectueuse et respectueuse indulgence de maman ; tout ce qu’elle désapprouvait, tout ce qui l’irritait chez mon oncle, elle en faisait sa mère responsable. Elle ne vint, je crois bien, qu’une seule fois à Uzès pendant que ma mère et moi y étions ; nous la surprîmes aussitôt qui faisait la rafle des bas.
« Huit ! j’en ai trouvé huit ! » disait-elle à ma mère, à la fois amusée et exaspérée par tant d’incurie. Et le soir elle ne se retenait pas de demander à grand-mère pourquoi jamais elle n’en achevait un, une bonne fois ?
La pauvre vieille d’abord tâchait tout de même de sourire, puis tournait son inquiétude vers ma mère :
« Juliette ! Qu’est-ce qu’elle veut, Anna ? »
Mais ma mère n’entrait pas dans le jeu, et c’est ma tante qui reprenait plus fort :
« Je demande, ma mère, pourquoi vous n’en achevez pas un, une fois, au lieu d’en commencer plusieurs ? »
Alors la vieille, un peu piquée, serrait les lèvres, puis ripostait soudain :
« Achever, achever… Eh ! elle est bonne, Anna !… Il faut le temps ! »
La continuelle crainte de ma grand-mère était que nous n’eussions pas assez à manger. Elle qui ne mangeait presque rien elle-même, ma mère avait peine à la convaincre que quatre plats par repas nous suffisaient. Le plus souvent elle ne voulait rien entendre, s’échappait d’auprès de ma mère pour avoir avec Rose des entretiens mystérieux. Dès qu’elle avait quitté la cuisine, ma mère s’y précipitait à son tour et, vite, avant que Rose fût partie au marché, revisait le menu et décommandait les trois quarts.
« Eh bien, Rose ! ces gelinottes ? criait grand-mère, au déjeuner.
– Mais, ma mère, nous avions ce matin les côtelettes. J’ai dit à Rose de garder les gelinottes pour demain. »
La pauvre vieille était au désespoir.
« Les côtelettes ! Les côtelettes ! répétait-elle, affectant de rire. – Des côtelettes d’agneau ; il en faut six pour une bouchée… »
Puis, par manière de protestation, elle se levait enfin, allait quérir dans une petite réserve, au fond de la salle à manger, pour parer à la désolante insuffisance du menu, quelque mystérieux pot de conserves, préparé pour notre venue. C’étaient le plus souvent des boulettes de porc, truffées, confites dans de la graisse, succulentes, qu’on appelait des « fricandeaux ». Ma mère naturellement refusait.
« Té ! le petit en mangera bien, lui !
– Mère, je vous assure qu’il a assez mangé comme cela.
– Pourtant ! vous n’allez pas le laisser mourir de faim ?… »
(Pour elle, tout enfant qui n’éclatait pas, se mourait. Quand on lui demandait, plus tard, comment elle avait trouvé ses petits-fils, mes cousins, elle répondait invariablement, avec une moue :
« Bien maigres ! »
Une bonne façon d’échapper à la censure de ma mère, c’était de commander à l’hôtel Béchard quelque tendre aloyau aux olives, ou, chez Fabregas le pâtissier, un vol-au-vent de quenelles, une floconneuse brandade, ou le traditionnel croûtillon au lard. Ma mère guerroyait aussi, au nom des principes d’hygiène, contre les goûts de ma grand-mère ; en particulier lorsque celle-ci, coupant le vol-au-vent, se réservait un morceau du fond.
« Mais, ma mère, vous prenez justement le plus gras !
– Eh ! faisait ma grand-mère, qui se moquait bien de l’hygiène – la croûte du fond…
– Permettez que je vous serve moi-même. »
Et d’un œil résigné la pauvre vieille voyait écarter de son assiette le morceau qu’elle préférait.
De chez Fabregas arrivaient également des entremets, méritoires mais peu variés. À vrai dire on en revenait toujours à la sultane, dont aucun de nous n’était fou. La sultane avait forme de pyramide, que parfois surmontait, pour le faste, un petit ange en je ne sais quoi de blanc qui n’était pas comestible. La pyramide était composée de minuscules choux à la crème, enduits d’un caramel résistant qui les soudait l’un à l’autre et faisait que la cuillère les crevait plutôt que de les séparer. Un nuage de fils de caramel revêtait l’ensemble, l’écartait poétiquement de la gourmandise et poissait tout.
Grand-mère tenait à nous faire sentir que, faute de mieux seulement, elle nous offrait une sultane. Elle faisait la grimace. Elle disait :
« Eh ! Fabregas !… Fabregas ! Il n’est pas varié ! »
Ou encore :
« Il se néglige. »
Que ces repas duraient longtemps, pour moi toujours si impatient de sortir ! J’aimais passionnément la campagne aux environs d’Uzès, la vallée de la Fontaine d’Eure et, par-dessus tout, la garrigue. Les premières années, Marie, ma bonne, accompagnait mes promenades. Je l’entraînais sur le « mont Sarbonnet », un petit mamelon calcaire, au sortir de la ville, où il était si amusant de trouver, sur les grandes euphorbes au suc blanc, de ces chenilles de sphinx qui ont l’air d’un turban défait et qui portent une espèce de corne sur le derrière ; ou, sur les fenouils à l’ombre des pins, ces autres chenilles, celles du machaon ou du flambé qui, dès qu’on les asticotait, faisaient surgir, au-dessus de leur nuque, une sorte de trompe fourchue très odorante et de couleur inattendue. En continuant la route qui contourne le Sarbonnet, on gagnait les prés verdoyants que baigne la Fontaine d’Eure.
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