Cependant mon esprit désespérément restait clos. En vain cherché-je dans ce passé quelque lueur qui pût permettre d’espérer quoi que ce fût de l’enfant obtus que j’étais. Autour de moi, en moi, rien que ténèbres. J’ai déjà raconté ma maladresse à reconnaître la sollicitude d’Anna. Un autre souvenir de la même époque peindra mieux encore l’état larvaire où je traînais.
Mes parents m’avaient donc fait entrer à l’École Alsacienne. J’avais huit ans. Je n’étais pas entré dans la dixième classe, celle des plus petits bambins, à qui M. Grisier inculquait les rudiments ; mais aussitôt dans la suivante, celle de M. Vedel, un brave Méridional tout rond, avec une mèche de cheveux noirs qui se cabrait en avant du front et dont le subit romantisme jurait étrangement avec l’anodine placidité du reste de sa personne. Quelques semaines ou quelques jours avant ce que je vais raconter, mon père m’avait accompagné pour me présenter au directeur. Comme les classes avaient déjà repris et que j’étais retardataire, les élèves, dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient : « Oh ! un nouveau ! un nouveau ! » et, très ému, je me pressais contre mon père. Puis j’avais pris place auprès des autres, de ces autres que je devais bientôt perdre de vue pour les raisons que j’aurai à dire ensuite. – Or, ce jour-là, M. Vedel enseignait aux élèves qu’il y a parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu’on les nomme alors des synonymes. C’est ainsi, donnait-il en exemple, que le mot « coudrier » et le mot « noisetier » désignent à la fois le même arbuste. Et faisant alterner suivant l’usage, et pour animer la leçon, l’interrogation et l’enseignement, M. Vedel pria l’élève Gide de répéter ce qu’il venait de dire…
Je ne répondis pas. Je ne savais pas répondre. Mais M. Vedel était bon : il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple ; mais quand il me demanda de nouveau de redire après lui le mot synonyme de « coudrier », de nouveau je demeurai coi. Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d’aller dans la cour répéter vingt fois de suite que « coudrier » est synonyme de « noisetier », puis de revenir le lui dire.
Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j’avais voulu me tailler un succès, il m’eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque M. Vedel, m’ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de « coudrier », de répondre « chou-fleur » ou « citrouille ». Mais non, je ne cherchais pas le succès et il me déplaisait de prêter à rire ; simplement j’étais stupide. Peut-être bien aussi que je m’étais mis dans la tête de ne pas céder ? – Non, pas même cela : en vérité, je crois que je ne comprenais pas ce que l’on me voulait, ce que l’on attendait de moi.
Les pensums n’étant pas de règle à l’École, M. Vedel dut se contenter de m’infliger un « zéro de conduite ». La sanction, pour rester morale, n’en était pas moins rigoureuse. Mais cela ne m’affectait guère. Toutes les semaines j’obtenais mon zéro de « tenue, conduite », ou d’« ordre, propreté » ; parfois les deux. C’était couru. Inutile d’ajouter que j’étais un des derniers de la classe. Je le répète : je dormais encore ; j’étais pareil à ce qui n’est pas encore né.
C’est peu de temps ensuite que je fus renvoyé de l’École, pour des motifs tout différents que je vais tâcher d’oser dire.
III
Il était bien spécifié que mon renvoi de l’École n’était que provisoire. M. Brunig, le directeur des basses classes, me donnait trois mois pour me guérir de ces « mauvaises habitudes », que M. Vedel avait surprises d’autant plus facilement que je ne prenais pas grand soin de m’en cacher, n’ayant pas bien compris qu’elles fussent à ce point répréhensibles ; car je vivais toujours (si l’on peut appeler cela : vivre) dans l’état de demi-sommeil et d’imbécillité que j’ai peint.
Mes parents avaient donné la veille un dîner ; j’avais bourré mes poches des friandises du dessert ; et, ce matin-là, sur mon banc, tandis que s’évertuait M. Vedel, je faisais alterner le plaisir avec les pralines.
Tout à coup je m’entendis interpeller :
« Gide ! Il me semble que vous êtes bien rouge ? Venez donc me dire deux mots. »
Le sang me monta au visage plus encore, tandis que je gravissais les quatre marches de la chaire, et que mes camarades ricanaient.
Je ne cherchai pas à nier. À la première question que M. Vedel me posa, à voix basse, penché vers moi, je fis de la tête un signe d’acquiescement : puis regagnai mon banc plus mort que vif. Pourtant il ne me venait pas à l’idée que cet interrogatoire pourrait avoir des suites ; M. Vedel, avant de poser sa question, ne m’avait-il pas promis de n’en rien dire ?
N’empêche que, le soir même, mon père recevait une lettre du sous-directeur, l’invitant à ne m’envoyer plus à l’École avant trois mois.
La tenue morale, les bonnes mœurs, étaient la spécialité de l’École Alsacienne, la renommée de la maison. La décision prise ici par M. Brunig n’avait donc rien de surprenant. Ma mère m’a dit plus tard que mon père avait pourtant été outré par cette lettre et par la brusquerie de cette exécution.
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