Il me cacha naturellement sa colère, mais me découvrit son chagrin. Il eut avec ma mère de graves délibérations, à la suite desquelles on décida de me mener au médecin.
Le médecin de mes parents, dans ce temps, n’était autre que le docteur Brouardel, qui bientôt devait acquérir une grande autorité comme médecin légiste. Je pense que ma mère n’attendait de cette consultation, en plus de quelques conseils peut-être, qu’un effet tout moral. Après qu’elle eut causé quelques instants seule avec Brouardel, celui-ci me fit entrer dans son cabinet, tandis qu’en sortait ma mère :
« Je sais ce dont il s’agit, dit-il en grossissant la voix, et n’ai besoin, mon petit, ni de t’examiner ni de t’interroger aujourd’hui. Mais si ta mère, d’ici quelque temps, voyait qu’il est nécessaire de te ramener, c’est-à-dire si tu ne t’étais pas corrigé, eh bien, (et ici sa voix se faisait terrible) voici les instruments auxquels il nous faudrait recourir, ceux avec lesquels on opère les petits garçons dans ton cas ! » – et sans me quitter des yeux, qu’il roulait sous ses sourcils froncés, il indiquait, à bout de bras, derrière son fauteuil, une panoplie de fers de lances touareg.
L’invention était trop apparente pour que je prisse cette menace au sérieux. Mais le souci que je voyais qu’avait ma mère, mais ses objurgations, mais le chagrin silencieux de mon père, pénétrèrent enfin ma torpeur, qu’avait assez fort secouée déjà l’annonce de mon renvoi de l’École. Ma mère exigea de moi des promesses ; Anna et elle s’ingénièrent à me distraire. La grande Exposition universelle était sur le point de s’ouvrir ; nous allions, auprès des palissades, admirer les préparatifs…
Trois mois plus tard, je reparus sur les bancs de l’École : j’étais guéri ; du moins à peu près autant qu’on peut l’être. Mais, peu de temps après, j’attrapai la rougeole, qui me laissa passablement affaibli ; mes parents, prenant alors le parti de me faire redoubler, l’an suivant, une classe où j’avais si peu profité, m’emmenèrent à La Roque sans attendre le commencement des vacances.
Lorsqu’en 1900 je fus amené à vendre La Roque, je renfonçai tous mes regrets, par crânerie, confiance en l’avenir, que j’étayais d’une inutile haine du passé où se mêlait passablement de théorie ; on dirait aujourd’hui : par futurisme. À dire vrai, mes regrets furent sur le moment beaucoup moins vifs qu’ils ne devinrent par la suite. Ce n’est point tant que le souvenir de ces lieux s’embellisse : j’eus l’occasion de les revoir et de pouvoir apprécier mieux, ayant voyagé davantage, le charme enveloppant de cette petite vallée dont, à l’âge où me gonflaient trop de désirs, je sentais surtout l’étroitesse.
Et le ciel trop petit sur les arbres trop grands
– ainsi que dira Jammes dans une des élégies qu’il y composa.
C’est cette vallée que j’ai peinte et c’est notre maison, dans L’Immoraliste. Le pays ne m’a pas seulement prêté son décor ; à travers tout le livre j’ai poursuivi profondément sa ressemblance ; mais il ne s’agit pas de cela pour l’instant.
La propriété fut achetée par mes grands-parents. Une plaque de marbre noir, sur la poterne, porte cette inscription :
CONDIDIT À 1577 NOB. DOM. FRANCISCUS
LABBEY DO ROQUÆ.
MAGNAM PARTEM DESTRUXIT A 1792
SCELESTE TUMULTUANTIUM TURBA
REFECIT A 1803 CONDITORIS AT NEPOS
NOBILIS DOMINUS PETRUS ELIAS MARIA
LABBEY DO ROQUÆ, MILES
J’ai transcrit tel quel, et donne ce latin pour ce qu’il vaut.
Quoi qu’il en fût, il sautait aux yeux que le corps de logis principal était de construction bien plus récente, sans autre attrait que le manteau de glycine qui le vêtait. Le bâtiment de la cuisine, par contre, et la poterne, de proportions menues mais exquises, présentaient une agréable alternance de briques et de chaînes de pierre, selon le style de ce temps. Des douves entouraient l’ensemble, suffisamment larges et profondes, qu’alimentait et avivait l’eau détournée de la rivière ; un ruisselet fleuri de myosotis amenait celle-ci et la déversait en cascade. Comme sa chambre en était voisine, Anna l’appelait « ma cascade » ; toute chose appartient à qui sait en jouir.
Au chant de la cascade se mêlaient les chuchotis de la rivière et le murmure continu d’une petite source captée qui jaillissait hors de l’île, en face de la poterne ; on y allait cueillir pour les repas une eau qui paraissait glacée et, l’été, couvrait de sueur les carafes.
Un peuple d’hirondelles sans cesse tournoyait autour de la maison ; leurs nids d’argile s’abritaient sous le rebord des toits, dans l’embrasure des fenêtres, d’où l’on pouvait surveiller les couvées. Quand je pense à La Roque, c’est d’abord leurs cris que j’entends ; on eût dit que l’azur se déchirait à leur passage. J’ai souvent revu ailleurs des hirondelles ; mais jamais nulle part ailleurs je ne les ai entendues crier comme ici ; je crois qu’elles criaient ainsi en repassant à chaque tour devant leurs nids. Parfois elles volaient si haut que l’œil s’éblouissait à les suivre, car c’était dans les plus beaux jours ; et quand le temps changeait, leur vol s’abaissait barométriquement. Anna m’expliquait que, suivant la pesanteur de l’air, volent plus ou moins haut les menus insectes que leur course poursuit. Il arrivait qu’elles passassent si près de l’eau qu’un coup d’aile hardi parfois en tranchait la surface :
« Il va faire de l’orage », disaient alors ma mère et Anna.
Et soudain le bruit de la pluie s’ajoutait à ces bruits mouillés du ruisseau, de la source, de la cascade ; elle faisait sur l’eau de la douve un clapotis argentin. Accoudé à l’une des fenêtres qui s’ouvraient au-dessus de l’eau, je contemplais interminablement les petits cercles par milliers se former, s’élargir, s’intersectionner, se détruire, avec parfois une grosse bulle éclatant au milieu.
Lorsque mes grands-parents entrèrent dans la propriété, on y accédait à travers prés, bois et cours de fermes. Mon grand-père et M. Guizot son voisin firent tracer la route qui, s’amorçant à La Boissière sur celle de Caen à Lisieux, vint desservir le Val-Richer d’abord où le ministre d’État s’était retiré, puis La Roque. Et quand la route eut relié La Roque au reste du monde et que ma famille eut commencé d’y habiter, mon grand-père fit remplacer par un pont de briques le petit pont-levis du château, coûteux à entretenir, et que du reste on ne relevait plus.
Qui dira l’amusement, pour un enfant, d’habiter une île, une île toute petite, et dont il peut, du reste, s’échapper quand il veut ? Un mur de briques, en manière de parapet, l’encerclait, reliant exactement l’un à l’autre chacun des corps de bâtiments ; à l’intérieur épaissement tapissé de lierre, il était assez large pour qu’on le pût arpenter sans imprudence ; mais, pour pêcher à la ligne, on était alors trop en vue des poissons, et mieux valait se pencher simplement par-dessus ; la surface extérieure et plongeante s’ornait de-ci de-là de plantes pariétales, valérianes, fraisiers, saxifrages, parfois même un petit buisson, que maman regardait d’un mauvais œil parce qu’il dégradait la muraille, mais qu’Anna obtenait qu’elle ne fît pas enlever, parce qu’une mésange y nichait.
Une cour devant la maison, entre la poterne et le bâtiment de la cuisine, laissait le regard, par-dessus le parapet de la douve et par-delà le jardin, s’enfoncer infiniment dans la vallée ; on l’eût dite étroite si les collines qui l’enclosaient eussent été plus hautes. Sur la droite, à flanc de coteau, une route menait à Cambremer et à Léaupartie, puis à la mer ; une de ces haies continues, qui dans ce pays bordent les prés, dérobait presque constamment cette route à la vue et faisait, réciproquement, que, de la route, La Roque n’était visible que par soudaines échappées, aux barrières par exemple, qui, rompant la continuité de la haie, donnaient accès dans les prés dont le mol dévalement rejoignait la rivière. Épars, quelques beaux bouquets d’arbres offrant leur ombre au tranquille bétail, ou quelques arbres isolés, au bord de la route ou de la rivière, donnaient à la vallée entière l’aspect aimable et tempéré d’un parc.
L’espace, à l’intérieur de l’île, que j’appelle cour, faute d’un autre nom, était semé de gravier, que maintenaient à distance quelques corbeilles de géraniums, de fuchsias et de rosiers nains, devant les fenêtres du salon et de la salle à manger. Par-derrière, une petite pelouse triangulaire d’où s’élevait un immense acacia sophora qui dominait de beaucoup la maison. C’est au pied de cet unique arbre de l’île que nous nous réunissions d’ordinaire durant les beaux jours de l’été.
La vue ne s’étendait qu’en aval, c’est-à-dire : que par-devant la maison ; là seulement s’ouvrait la vallée, au confluent de deux ruisseaux qui venaient l’un, à travers bois, du Val-Richer, l’autre, à travers prés, du hameau de La Roque à deux kilomètres de là. De l’autre côté de la douve, dans la direction du Val-Richer, s’élevait en pente assez rapide le pré qu’on appelait « le Rouleux », que ma mère, quelques années après la mort de mon père, réunit au jardin ; qu’elle sema de quelques massifs d’arbres, et à travers lequel, après une longue étude, elle traça deux allées qui montaient, en serpentant selon des courbes savantes, jusqu’à la petite barrière par où l’on entrait dans le bois.
1 comment