Je quittai le bal peu après, la mort dans l’âme, et, de retour à la maison, il me prit une telle crise de désespoir, que ma mère me promit, pour l’an prochain, un costume de « lazzarone ». Oui, ce costume du moins me convenait ; peut-être qu’il plairait au clown… Au bal suivant, je fus donc en « lazzarone » ; mais lui, le clown, n’était plus là.
Je ne cherche plus à comprendre pour quelles raisons ma mère, quand je commençai ma huitième, me mit pensionnaire. L’École Alsacienne, qui s’élevait contre l’internat des lycées, n’avait pas de dortoirs ; mais elle encourageait ses professeurs à prendre chacun un petit nombre de pensionnaires. C’est chez M. Vedel que j’entrai, bien que je ne fusse plus dans sa classe. M. Vedel habitait la maison de Sainte-Beuve, de qui le buste, au fond d’un petit couloir-vestibule, m’intriguait. Il présentait à mon étonnement cette curieuse sainte sous l’aspect d’un vieux monsieur, l’air paterne et le chef couvert d’une toque à gland. M. Vedel nous avait bien dit que Sainte-Beuve était « un grand critique » ; mais il y a des bornes à la crédulité d’un enfant.
Nous étions cinq ou six pensionnaires, dans deux ou trois chambres. Je partageais une chambre du second avec un grand être apathique, exsangue et de tout repos, qui s’appelait Roseau. Des autres camarades je ne me souviens guère… Si : de Barnett l’Américain, pourtant, que j’avais admiré sur les bancs de la classe quand, au lendemain de son entrée à l’École, il s’était fait des moustaches avec de l’encre. Il portait une vareuse flottante et de larges pantalons courts ; son visage était grêlé, mais extraordinairement ouvert et rieur ; tout son être éclatait de joie, de santé et d’une espèce de turbulence intérieure qui le faisait inventer sans cesse quelque excentricité pleine de risque, par quoi il s’auréolait de prestige à mes yeux, et positivement m’enthousiasmait. Il essuyait toujours sa plume à ses cheveux en broussailles. Le premier jour qu’il entra chez Vedel, dans le petit jardin derrière la maison, où nous prenions notre récréation après les repas, il se campa tout au milieu, le torse glorieusement rejeté en arrière, et sous nos yeux à tous, en hauteur, il pissa. Nous étions consternés par son cynisme.
Ce petit jardin fut le théâtre d’un pugilat. À l’ordinaire j’étais calme, plutôt trop doux, et je détestais les peignées, convaincu sans doute que j’y aurais toujours le dessous. Je gardais cuisant encore le souvenir d’une aventure qu’il faut que je raconte ici : En rentrant de l’École à travers le Luxembourg et passant, contrairement à mon habitude, par la grille en face du petit jardin, ce qui ne me déroutait pas beaucoup, j’avais croisé un groupe d’élèves, de l’école communale sans doute, pour qui les élèves de l’École Alsacienne représentaient de haïssables aristos. Ils étaient à peu près de mon âge, mais sensiblement plus costauds. Je surpris au passage des ricanements, des regards narquois ou chargés de fiel, et continuai ma route du plus digne que je pouvais ; mais voici que le plus gaillard se détache du groupe et vient à moi. Mon sang tombait dans mes talons. Il se met devant moi. Je balbutie :
« Qu’est-ce… qu’est-ce que vous me voulez ? »
Il ne répond rien, mais emboîte le pas à ma gauche.
Je gardais, tout en marchant, les yeux fichés en terre, mais sentais son regard qui me braquait ; et, dans mon dos, je sentais le regard des autres. J’aurais voulu m’asseoir. Tout à coup :
« Tiens ! Voilà ce que je veux ! » dit-il en m’envoyant son poing dans l’œil.
J’eus un éblouissement et m’en allai dinguer au pied d’un marronnier, dans cet espace creux réservé pour l’arrosement des arbres ; d’où je sortis plein de boue et de confusion. L’œil poché me faisait très mal. Je ne savais pas encore à quel point l’œil est élastique et croyais qu’il était crevé. Comme les larmes en jaillissaient avec abondance : « C’est cela, pensais-je : il se vide. » – Mais ce qui m’était plus douloureux encore, c’étaient les rires des autres, leurs quolibets et les applaudissements qu’ils adressaient à mon agresseur.
Au demeurant je n’aurais pas plus aimé donner des coups que je n’aimais d’en recevoir. Tout de même, chez Vedel, il y avait un grand sacré rouquin au front bas, dont le nom m’est heureusement sorti de la mémoire, qui abusait un peu trop de mon pacifisme. Deux fois, trois fois, j’avais supporté ses sarcasmes ; mais voilà que, tout à coup, la sainte rage me prit ; je sautai sur lui, l’empoignai ; les autres cependant se rangeaient en cercle. Il était passablement plus grand et plus fort que moi ; mais j’avais pour moi sa surprise ; et puis je ne me connaissais plus ; ma fureur décuplait mes forces ; je le cognai, le bousculai, le tombai tout aussitôt. Puis, quand il fut à terre, ivre de mon triomphe je le traînai à la manière antique, ou que je croyais telle ; je le traînai par la tignasse, dont il perdit une poignée. Et même je fus un peu dégoûté de ma victoire, à cause de tous ces cheveux gras qu’il me laissait entre les doigts, mais stupéfait d’avoir pu vaincre ; cela me paraissait auparavant si impossible qu’il avait bien fallu que j’eusse perdu la tête pour m’y risquer.
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