Une sorte de poésie se dégageait de tout son être, qui venait, je crois, de ce qu’il se sentait faible et cherchait à se faire aimer. Il était peu considéré par les copains et participait rarement à leurs jeux ; pour moi, dès qu’il me regardait, je me sentais honteux de m’amuser avec les autres, et je me souviens de certaines récréations où, surprenant tout à coup son regard, je quittais tout net la partie pour venir auprès de lui. On s’en moquait. J’aurais voulu qu’on l’attaquât, pour avoir à le défendre. Aux classes de dessin, où il est permis de parler un peu à voix basse, nous étions l’un à côté de l’autre ; il me disait alors que son père était un grand savant très célèbre ; et je n’osais pas l’interroger sur sa mère ni lui demander pour quelles raisons il se trouvait à Paris. Un beau jour il cessa de venir, et personne ne sut me dire s’il était tombé malade ou retourné en Russie ; du moins une sorte de pudeur ou de timidité me retint de questionner les maîtres qui auraient peut-être pu me renseigner, et je gardai secrète une des premières et des plus vives tristesses de ma vie.

 

Ma mère prenait grand soin que rien, dans les dépenses qu’elle faisait pour moi, ne me vînt avertir que notre situation de fortune était sensiblement supérieure à celle des Jardinier. Mes vêtements, en tout point pareils à ceux de Julien, venaient comme les siens de La Belle Jardinière. J’étais extrêmement sensible à l’habit, et souffrais beaucoup d’être toujours hideusement fagoté. En costume marin avec un béret, ou bien en complet de velours, j’eusse été aux anges ! Mais le genre « marin » non plus que le velours ne plaisait à Mme Jardinier. Je portais donc de petits vestons étriqués, des pantalons courts, serrés aux genoux et des chaussettes à raies ; chaussettes trop courtes, qui formaient tulipe et retombaient désolément, ou rentraient se cacher dans les chaussures. J’ai gardé pour la fin le plus horrible : c’était la chemise empesée. Il m’a fallu attendre d’être presque un homme déjà pour obtenir qu’on ne m’empesât plus mes devants de chemise. C’était l’usage, la mode, et l’on n’y pouvait rien. Et si j’ai fini pourtant par obtenir satisfaction, c’est tout bonnement parce que la mode a changé. Qu’on imagine un malheureux enfant qui, tous les jours de l’année, pour le jeu comme pour l’étude, porte, à l’insu du monde et cachée sous sa veste, une espèce de cuirasse blanche et qui s’achevait en carcan ; car la blanchisseuse empesait également, et pour le même prix sans doute, le tour du cou contre quoi venait s’ajuster le faux col ; pour peu que celui-ci, un rien plus large ou plus étroit, n’appliquât pas exactement sur la chemise (ce qui neuf fois sur dix était le cas), il se formait des plis cruels ; et pour peu que l’on suât, le plastron devenait atroce. Allez donc faire du sport dans un accoutrement pareil ! Un ridicule petit chapeau melon complétait l’ensemble… Ah ! les enfants d’aujourd’hui ne connaissent pas leur bonheur !

Pourtant j’aimais courir, et, après Adrien Monod, j’étais le champion de la classe. À la gymnastique, j’étais même meilleur que lui pour grimper au mât et à la corde ; j’excellais aux anneaux, à la barre fixe, aux barres parallèles ; mais je ne valais plus rien au trapèze, qui me donnait le vertige. Les beaux soirs d’été, j’allais retrouver quelques camarades dans une grande allée du Luxembourg, celle qui s’achevait à la boutique du père Clément ; on jouait au ballon. Ce n’était pas encore, hélas ! le football ; le ballon était tout pareil, mais les règles étaient sommaires, et, tout au contraire du football, il était défendu de se servir des pieds. Tel qu’il était, ce jeu nous passionnait.

Mais je n’en avais pas fini avec la question du costume : à la mi-carême, chaque année, le Gymnase Pascaud donnait un bal aux enfants de sa clientèle ; c’était un bal costumé. Dès que je vis que ma mère me laisserait y aller, dès que j’eus cette fête en perspective, l’idée de devoir me déguiser me mit la tête à l’envers. Je tâche à m’expliquer ce délire. Quoi ! se peut-il qu’une dépersonnalisation puisse déjà promettre une telle félicité ? À cet âge déjà ? Non : le plaisir plutôt d’être en couleur, d’être brillant, d’être baroque, de jouer à paraître qui l’on n’est pas… Ma joie fut infiniment rafraîchie lorsque j’entendis Mme Jardinier déclarer que, quant à Julien, elle le mettrait en pâtissier.

« Ce qui importe, pour ces enfants, expliquait-elle à ma mère (et ma mère aussitôt acquiesçait), c’est d’être costumés, n’est-ce pas ? Peu leur importe le costume. »

Dès lors, je savais ce qui m’attendait ; car ces deux dames, consultant un catalogue de La Belle Jardinière, découvraient que le costume de « pâtissier » – tout au bas d’une liste qui commençait par le « petit marquis », et continuait decrescendo en passant par le « cuirassier », le « polichinelle », le « spahi », le « lazzarone » – de « pâtissier », dis-je, était « vraiment pour rien ».

Avec mon tablier de calicot, mes manches de calicot, ma barrette de calicot, j’avais l’air d’un mouchoir de poche. Je paraissais si triste que maman voulut bien me prêter une casserole de la cuisine, une vraie casserole de cuivre, et qu’elle glissa dans ma ceinture une cuillère à sauce, pensant relever un peu par ces attributs l’insipidité de mon travestissement prosaïque. Et, de plus, elle avait empli de croquignoles la poche de mon tablier : « pour que tu puisses en offrir ».

Sitôt entré dans la salle de bal, je pus constater que les « petits pâtissiers » étaient au nombre d’une vingtaine ; on aurait dit un pensionnat. La casserole trop grande me gênait beaucoup ; j’en étais empêtré ; et pour achever ma confusion, voici que, tout à coup, je tombai amoureux, oui, positivement amoureux, d’un garçonnet un peu plus âgé que moi, qui devait me laisser un souvenir ébloui de sa sveltesse, de sa grâce et de sa volubilité.

Il était costumé en diablotin, ou en clown, c’est-à-dire qu’un maillot noir pailleté d’acier moulait exactement son corps gracile. Tandis qu’on se pressait pour le voir, lui sautait, cabriolait, faisait mille tours, comme ivre de succès et de joie ; il avait l’air d’un sylphe ; je ne pouvais déprendre de lui mes regards. J’eusse voulu attirer les siens, et tout à la fois je le craignais, à cause de mon accoutrement ridicule ; et je me sentais laid, misérable. Entre deux pirouettes, il souffla, s’approcha d’une dame qui devait être sa mère, lui demanda un mouchoir et, pour s’éponger, car il était en nage, souleva le serre-tête noir qui fixait sur son front deux petites cornes de chevreau ; je m’approchai de lui et gauchement lui offris quelques croquignoles. Il dit : merci ; en prit une distraitement et tourna les talons aussitôt.