Ne rentrez pas trop tard. »

J’aimais sortir avec mon père ; et, comme il s’occupait de moi rarement, le peu que je faisais avec lui gardait un aspect insolite, grave et quelque peu mystérieux qui m’enchantait.

Tout en jouant à quelque jeu de devinette ou d’homonymes, nous remontions la rue de Tournon, puis traversions le Luxembourg, ou suivions cette partie du boulevard Saint-Michel qui le longe, jusqu’au second jardin, près de l’Observatoire. Dans ce temps les terrains qui font face à l’École de Pharmacie n’étaient pas encore bâtis ; l’École même n’existait pas. Au lieu des maisons à six étages, il n’y avait là que baraquements improvisés, échoppes de fripiers, de revendeurs et de loueurs de vélocipèdes. L’espace asphalté, ou macadamisé je ne sais, qui borde ce second Luxembourg, servait de piste aux amateurs ; juchés sur ces étranges et paradoxaux instruments qu’ont remplacés les bicyclettes, ils viraient, passaient et disparaissaient dans le soir. Nous admirions leur hardiesse, leur élégance. À peine encore distinguait-on la monture et la roue d’arrière minuscule où reposait l’équilibre de l’aérien appareil. La svelte roue d’avant se balançait ; celui qui la montait semblait un être fantastique.

La nuit tombait, exaltant les lumières, un peu plus loin, d’un café-concert, dont les musiques nous attiraient. On ne voyait pas les globes de gaz eux-mêmes, mais, par-dessus la palissade, l’étrange illumination des marronniers. On s’approchait. Les planches n’étaient pas si bien jointes qu’on ne pût, par-ci, par-là, en appliquant l’œil, glisser entre deux le regard : je distinguais, par-dessus la grouillante et sombre masse des spectateurs, l’émerveillement de la scène, sur laquelle une divette venait débiter des fadeurs.

Nous avions parfois encore le temps, pour rentrer, de retraverser le grand Luxembourg. Bientôt un roulement de tambour en annonçait la fermeture. Les derniers promeneurs, à contre-gré, se dirigeaient vers les sorties, talonnés par les gardes, et les grandes allées qu’ils désertaient s’emplissaient derrière eux de mystère. Ces soirs-là je m’endormais ivre d’ombre, de sommeil et d’étrangeté.

 

Depuis ma cinquième année, mes parents me faisaient suivre des cours enfantins chez Mlle Fleur et chez Mme Lackerbauer.

Mlle Fleur habitait rue de Seine{1}. Tandis que les petits, dont j’étais, pâlissaient sur les alphabets ou sur des pages d’écriture, les grands – ou plus exactement : les grandes (car, au cours de Mlle Fleur fréquentaient bien de grandes filles, mais seulement de petits garçons) – s’agitaient beaucoup autour des répétitions d’une représentation à laquelle devaient assister les familles. On préparait un acte des Plaideurs : les grandes essayaient des fausses barbes ; et je les enviais d’avoir à se costumer ; rien ne devait être plus plaisant.

De chez Mme Lackerbauer, je ne me rappelle qu’une « machine de Ramsden », une vieille machine électrique, qui m’intriguait furieusement avec son disque de verre où de petites plaques de métal étaient collées, et une manivelle pour faire tourner le disque ; à quoi il était défendu de toucher « expressément sous peine de mort », comme disent certaines pancartes sur des poteaux de transmission. Un jour la maîtresse avait voulu faire fonctionner la machine ; tout autour, les enfants formaient un grand cercle, très écarté parce qu’on avait grand peur ; on s’attendait à voir foudroyer la maîtresse ; et certainement elle tremblait un peu en approchant d’une boule de cuivre, à l’extrémité de l’appareil, son index replié. Mais pas la moindre étincelle n’avait jailli… Ah ! l’on était bien soulagé.

 

J’avais sept ans quand ma mère crut devoir ajouter au cours de Mlle Fleur et de Mme Lackerbauer les leçons de piano de Mlle de Gœcklin. On sentait chez cette innocente personne peut-être moins de goût pour les arts qu’un grand besoin de gagner sa vie. Elle était toute fluette, pâle et comme sur le point de se trouver mal. Je crois qu’elle ne devait pas manger à sa faim.

Quand j’avais été docile, Mlle de Gœcklin me faisait cadeau d’une image qu’elle sortait d’un petit manchon. L’image, en elle-même, eût pu me paraître ordinaire et j’en aurais presque fait fi ; mais elle était parfumée, extraordinairement parfumée – sans doute en souvenir du manchon. Je la regardais à peine ; je la humais ; puis la collais dans un album, à côté d’autres images que les grands magasins donnaient aux enfants de leur clientèle, mais qui, elles, ne sentaient rien. J’ai rouvert l’album dernièrement pour amuser un petit neveu : les images de Mlle de Gœcklin embaument encore ; elles ont embaumé tout l’album.

Après que j’avais fait mes gammes, mes arpèges, un peu de solfège, et ressassé quelque morceau des Bonnes Traditions du Pianiste, je cédais la place à ma mère qui s’installait à côté de Mlle de Gœcklin. Je crois que c’est par modestie que maman ne jouait jamais seule ; mais, à quatre mains, comme elle y allait ! C’était d’ordinaire quelque partie d’une symphonie de Haydn, et de préférence le finale qui, pensait-elle, comportait moins d’expression à cause du mouvement rapide – qu’elle précipitait encore en approchant de la fin. Elle comptait à haute voix d’un bout à l’autre du morceau.

Quand je fus un peu plus grand, Mlle de Gœcklin ne vint plus ; j’allai prendre les leçons chez elle. C’était un tout petit appartement où elle vivait avec une sœur plus âgée, infirme ou un peu simple d’esprit, dont elle avait la charge. Dans la première pièce, qui devait servir de salle à manger, se trouvait une volière pleine de bengalis ; dans la seconde pièce, le piano ; il avait des notes étonnamment fausses dans le registre supérieur, ce qui modérait mon désir de prendre la haute de préférence, lorsque nous jouions à quatre mains. Mlle de Gœcklin, qui comprenait sans peine ma répugnance, disait alors d’une voix plaintive, abstraitement, comme un ordre discret qu’elle eût donné à un esprit : « Il faudra faire venir l’accordeur. » Mais l’esprit ne faisait pas la commission.

 

Mes parents avaient pris coutume de passer les vacances d’été dans le Calvados, à La Roque Baignard, cette propriété qui revint à ma mère au décès de ma grand-mère Rondeaux. Les vacances du Nouvel An, nous les passions à Rouen dans la famille de ma mère ; celles de Pâques à Uzès, auprès de ma grand-mère paternelle.

Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi.