Sans doute ceux-là seuls sont-ils capables d’affirmations puissantes, que pousse en un seul sens l’élan de leur hérédité. Au contraire, les produits de croisement en qui coexistent et grandissent, en se neutralisant, des exigences opposées, c’est parmi eux, je crois, que se recrutent les arbitres et les artistes. Je me trompe fort si les exemples ne me donnent raison.

Mais cette loi, que j’entrevois et indique, a jusqu’à présent si peu intrigué les historiens, semble-t-il, que, dans aucune des biographies que j’ai sous la main à Cuverville où j’écris ceci, non plus que dans aucun dictionnaire, ni même dans l’énorme Biographie Universelle en cinquante-deux volumes, à quelque nom que je regarde, je ne parviens à trouver la moindre indication sur l’origine maternelle d’aucun grand homme, d’aucun héros. J’y reviendrai.

Mon arrière-grand-père, Rondeaux de Montbray, conseiller, comme son père, à la Cour des Comptes, dont le bel hôtel existait encore sur la place Notre-Dame, en face de la cathédrale – était maire de Rouen en 1789. En 93, il fut incarcéré à Saint-Yon avec M. d’Herbouville, et M. de Fontenay, qu’on tenait pour plus avancé, le remplaça. Sorti de prison, il se retira à Louviers. C’est là, je crois, qu’il se remaria{2}. Il avait eu deux enfants d’un premier lit ; et jusqu’alors la famille Rondeaux avait toute été catholique ; mais, en secondes noces, Rondeaux de Montbray épousa une protestante, Mlle Dufour, qui lui donna encore trois enfants, dont Édouard, mon grand-père. Ces enfants furent baptisés et élevés dans la religion catholique. Mais mon grand-père épousa lui aussi une protestante, Julie Pouchet ; et cette fois les cinq enfants, dont le plus jeune était ma mère, furent élevés protestants.

Néanmoins, à l’époque de mon récit, c’est-à-dire au sommet de mes souvenirs, la maison de mes parents était redevenue catholique, plus catholique et bien pensante qu’elle n’avait jamais été. Mon oncle Henri Rondeaux, qui l’habitait depuis la mort de ma grand-mère, avec ma tante et leurs deux enfants, s’était converti tout jeune encore, longtemps même avant d’avoir songé à épouser la très catholique Mlle Lucile K.

La maison faisait angle entre la rue de Crosne et la rue Fontenelle. Elle ouvrait sa porte cochère sur celle-là ; sur celle-ci le plus grand nombre de ses fenêtres. Elle me paraissait énorme ; elle l’était. Il y avait en bas, en plus du logement des concierges, de la cuisine, de l’écurie, de la remise, un magasin pour les « rouenneries » que fabriquait mon oncle à son usine du Houlme, à quelques kilomètres de Rouen. Et à côté du magasin, ou plus proprement de la salle de dépôt, il y avait un petit bureau, dont l’accès était également défendu aux enfants, et qui du reste se défendait bien tout seul par son odeur de vieux cigare, son aspect sombre et rébarbatif. Mais combien la maison, par contre, était aimable !

Dès l’entrée, la clochette au son doux et grave semblait vous souhaiter bon accueil. Sous la voûte, à gauche, la concierge, de la porte vitrée de sa loge exhaussée de trois marches, vous souriait. En face s’ouvrait la cour, où de décoratives plantes vertes, dans des pots alignés contre le mur du fond, prenaient l’air, et, avant d’être ramenées dans la serre du Houlme, d’où elles venaient et où elles allaient refaire leur santé, se reposaient à tour de rôle de leur service d’intérieur. Ah ! que cet intérieur était tiède, moite, discret et quelque peu sévère, mais confortable, honnête et plaisant. La cage d’escalier prenait jour par en bas sous la voûte, et tout en haut par un toit vitré. À chaque palier, de longues banquettes de velours vert, sur lesquelles il faisait bon s’étendre à plat ventre pour lire. Mais combien on était mieux encore, entre le deuxième étage et le dernier, sur les marches mêmes, que couvrait un tapis chiné noir et blanc bordé de larges bandes rouges. Du toit vitré tombait une lumière tamisée, tranquille ; la marche au-dessus de celle sur laquelle j’étais assis me servait d’appuie-coude, de pupitre et lentement me pénétrait le côté…

J’écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus les puis-je grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m’astreins à de la chronologie. À reparcourir le passé, je suis comme quelqu’un dont le regard n’apprécierait pas bien les distances et parfois reculerait extrêmement ce que l’examen reconnaîtra beaucoup plus proche. C’est ainsi que je suis resté longtemps convaincu d’avoir gardé le souvenir de l’entrée des Prussiens à Rouen :

C’est la nuit. On entend la fanfare militaire, et du balcon de la rue de Crosne où elle passe, on voit les torches résineuses fouetter d’inégales lueurs les murs étonnés des maisons…

Ma mère à qui, plus tard, j’en reparlai, me persuada que d’abord, en ce temps, j’étais beaucoup trop jeune pour en avoir gardé quelque souvenir que ce soit ; qu’au surplus jamais un Rouennais, ou en tout cas aucun de ma famille, ne se serait mis au balcon pour voir passer fût-ce Bismarck ou le roi de Prusse lui-même, et que si les Allemands avaient organisé des cortèges, ceux-ci eussent défilé devant des volets clos. Certainement mon souvenir devait être des « retraites aux flambeaux » qui, tous les samedis soir, remontaient ou descendaient la rue de Crosne après que les Allemands avaient depuis longtemps déjà vidé la ville.

« C’était là ce que nous te faisions admirer du balcon, en te chantant, te souviens-tu :

Zim laï la ! Zim laï la

Les beaux militaires ! »

Et soudain je reconnaissais aussi la chanson. Tout se remettait à sa place et reprenait sa proportion. Mais je me sentais un peu volé ; il me semblait que j’étais plus près de la vérité d’abord, et que méritait bien d’être un événement historique ce qui, devant mes sens tout neufs, se douait d’une telle importance.